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Georges Lacoux était un homme volubile. Il n'était pas de ceux qui délivrent leur parole avec concision ou leur avis avec circonspection. Georges aimait parler, converser, discuter. Il avait peu de connaissances mais cela ne l'empêchait pas d'avoir un point de vue sur absolument tout. Il engageait facilement la conversation et abordait sans aucune retenue tous les sujets, des plus ardus comme l'astrophysique ou la géopolitique aux plus anodins comme la météo ou les programmes télévisés. Il s'exprimait avec prolixité mais rarement avec profondeur. Ce qui importait à Georges était moins d'apporter des réponses aux questions existentielles de la vie que de parler pour le simple plaisir de parler car il détestait le silence. Or Georges vivait seul. Ainsi, lorsqu'il était chez lui, il diffusait en permanence de la musique ou allumait la télévision dans le seul but d'avoir un fond sonore. Ces bruits constants l'empêchaient de réfléchir mais lui évitaient de ressentir la solitude.
Un dimanche après-midi, Georges alla flâner au marché aux puces de son quartier. Il s'arrêta devant un stand regorgeant d'objets insolites et observa avec amusement des poignées de porte en forme de tentacule, une trancheuse à bananes imitant parfaitement la forme du fruit, un parapluie double avec manche unique et une carafe à triple bec verseur. Il allait poursuivre son chemin vers le stand suivant lorsqu'il remarqua une cage dorée dans laquelle était enfermé un perroquet. L'animal se tenait sur un perchoir et semblait dormir. Georges approcha de la cage et tapota les barreaux pour vérifier si le perroquet était vivant ou empaillé. L'oiseau ouvrit les yeux, tourna la tête vers l'importun qui avait rompu sa tranquillité puis referma les paupières. Georges observa le plumage gris cendre du perroquet, sa queue rouge semblant avoir été trempée dans un pot de peinture, ses pattes griffues agrippées au perchoir et ses yeux cernés de plumes blanches. Il trouva le volatile banal mais pensa qu'un animal de compagnie capable de parler serait idéal pour égayer ses longues soirées.
— Combien coûte le perroquet ? demanda Georges au propriétaire du stand.
— 150 euros, répondit le vendeur sans lever les yeux de son journal.
— C'est un tarif un peu élevé pour une bestiole si petite, s'exclama Georges.
Le marchand regarda son client par-dessus ses lunettes demi-lune et rétorqua :
— Au contraire, c'est un prix très avantageux pour un animal de cette valeur.
— Qu'est-ce qu'il a de particulier votre zozio ? Il n'est même pas beau, il est tout gris.
Le vendeur observa le survêtement informe de Georges, son ventre proéminent et sa mèche de cheveux gras rebattue sur son front pour dissimuler sa calvitie, puis affirma qu'il ne fallait pas se fier aux apparences.
— C'est quand même triste pour un perroquet d'être tout gris, insista Georges. Il serait plus beau en vert ou en multicolore !
— Il est comme il est, s'énerva le vendeur. Vous avez choisi votre couleur, vous ?
Georges ignora la question.
— Il parle au moins, votre piaf ? demanda-t-il.
— Ce n'est pas un piaf. C'est un perroquet jaco. Ou un Gris du Gabon si vous préférez.
— Je ne préfère rien du tout, enfin si, je préfère les perroquets avec des plumes jaunes, rouges ou bleues.
— Diogène a des plumes rouges au niveau de la queue.
— Diogène ! On dirait le nom d'une molécule chimique !
— C'est le nom d'un philosophe antique, rectifia le marchand.
— Ah ! Et il a quoi d'exceptionnel votre Diogène ?
— Il ne parle pas pour ne rien dire.
— Le philosophe ou le perroquet ?
— Les deux.
— Un perroquet gris qui ne parle pas ne vaut pas 150 euros ! affirma Georges.
— Je n'ai pas dit qu'il ne parlait pas, j'ai dit qu'il ne parlait pas pour ne rien dire. Il ne jacasse pas à longueur de journée pour dire des inepties. Si les humains en faisaient autant...
— On s'ennuierait drôlement, l'interrompit Georges.
— Vous l'achetez ou pas ? s'impatienta le vendeur, irrité par la bêtise de ce client.
— J'hésite.
Georges appela le perroquet par son nom et fut surpris de voir l'oiseau tourner la tête vers lui. Diogène fixa Georges, agita les ailes, ouvrit doucement le bec et le referma dans un claquement sec. Malgré son plumage terne, Diogène plaisait à Georges.
— 130 euros, lança-t-il au vendeur.
— 150, répliqua celui-ci.
— 140, marchanda Georges.
— 150 et je vous offre la cage.
— Vendu, s'extasia Georges, persuadé d'avoir finement négocié la vente.
Il paya, prit la cage et rentra chez lui. Il passa la soirée à parler à Diogène qui resta aussi silencieux qu'un ver de terre. Le lendemain, Georges acheta un livre au titre explicite et prometteur, Faire parler son perroquet en 10 leçons, et en entama la lecture le soir même. Il appliqua toutes les consignes du Docteur Bonard, perroquet-comportementaliste, mais n'obtint aucun résultat. Diogène resta imperturbablement muet.
Le dimanche suivant l'achat de son perroquet, Georges retourna au marché aux puces avec la ferme intention de se faire rembourser. Il vilipenda le marchand et le traita d'escroc devant un client en train de tester un coupe-cigare en forme de donut.
— Il cause pas votre perroquet ! Il a une maladie des cordes vocales ou quoi ? brailla Georges en secouant la cage de Diogène.
— Je vous ai déjà expliqué qu'il parlait uniquement quand il avait quelque chose d'important à dire, se défendit le vendeur.
— Eh bien en une semaine il n'a rien trouvé d'intéressant à raconter. Il ne doit pas être très malin votre oiseau.
— Parler constamment n'est pas une preuve d'intelligence, répliqua le vendeur.
— Se taire tout le temps non plus ! riposta Georges.
— Pindare a dit que le silence était le plus haut degré de la sagesse.
— Pindare, comme le cirque ? demanda Georges.
— Pindare le philosophe grec, avec un A comme... abruti ! lança le vendeur avec un sourire en coin.
Georges n'apprécia pas la plaisanterie.
— Vous vous y connaissez peut-être en philosophes mais pas trop en perroquet en tous cas ! hurla-t-il.
Quelques badauds attirés par les éclats de voix de Georges s'attroupèrent devant le stand. Le marchand chercha une solution pour se débarrasser de ce client mécontent qui faisait une mauvaise publicité à son commerce. Il proposa à Georges de garder Diogène jusqu'au dimanche suivant et promit de le rembourser si le perroquet ne parlait toujours pas d'ici là. Georges accepta de donner une seconde chance à l'oiseau. Il essaya durant toute la semaine de faire parler Diogène mais n'obtint aucun résultat.
Le samedi soir, Georges alla au cinéma. Il eut à peine quitté son appartement qu'un cambrioleur s'introduisit chez lui. Le voleur se dirigea dans le salon sans allumer les lumières et fouilla la pièce à l'aide d'une lampe de poche. Il allait ouvrir le tiroir du bureau dans lequel Georges rangeait son argent et ses objets de valeur lorsqu'une voix métallique lui ordonna de ne plus bouger. Le voleur obéit et se figea.
— Je suis armé, affirma Diogène.
— Pas moi, gémit l'intrus, ne tirez pas.
— Levez les mains ! ordonna Diogène.
— Pitié, ne tirez pas, pleurnicha le cambrioleur.
— Partez ou j'appelle la police.
Le voleur saisit l'opportunité et détala comme un lapin.
Georges rentra chez lui vers minuit. Il fut surpris de trouver sa porte non verrouillée mais se persuada d'avoir oublié de la fermer en partant, ce qui lui arrivait parfois. Il jeta son manteau sur le canapé du salon et se plaça devant la cage de Diogène.
— Toujours rien à me dire ? C'est ta dernière chance !
Diogène resta bec fermé.
— Tu es un perroquet totalement inutile, déclara Georges. Tu ne me sers strictement à rien ! J'aurais mieux fait d'acheter cette trancheuse à bananes ! Demain, je te ramène au marché aux puces.
Et c'est ce qu'il fit. Un mois plus tard, un autre cambrioleur s'introduisit chez Georges et lui subtilisa tous ses objets de valeur.
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