Cette fois, on y est !
Sur la ligne de départ. Enfin, pas vraiment tout devant, les participants comme eux s’élanceront après les autres, les vrais sportifs, les « peut-être champions », les « valides », Mais ils sont prêts, à la fois fiers et inquiets.
Edith vérifie encore une fois que le dos de Jérémy est bien sanglé. Il a fallu ajouter un dossier à la selle arrière du tandem, habituellement ils n'en sont pas équipés . C’est Norbert, un ami mécanicien, qui a fabriqué ce système ingénieux qui permet à Jérémy, dont le dos ne tient pas droit tout seul, d’être là aujourd’hui. Les pieds posés sur les pédales, les bras sur le deuxième guidon du vélo, dont il ne se servira pas, Jérémy sourit.
-Tu vas voir Maman, on va gagner !
Edith espère surtout que tout se passera bien, qu’ils ne tomberont pas du vélo, et qu’elle va réussir à pédaler suffisamment longtemps pour faire plaisir à son fils.
Elle s’est entraînée comme elle a pu, depuis plusieurs mois, mais ce n’étaient que de courtes étapes, vingt kilomètres pas plus. Elle ne pouvait pas laisser Jérémy seul trop longtemps à la maison. il a tout le temps besoin d’elle.
Et surtout, elle s’est très peu entraînée dans les montées. Et les voilà ce matin au départ de la mythique étape du Tour de France : l’ascension du Mont Ventoux !
Edith sait que c’est une folie, mais c’était aussi une promesse. Une promesse faite à Jérémy quand il était dans le coma, avec des tuyaux et des fils partout et qu’elle passait tout son temps libre auprès de lui, à lui parler sans interruption parce qu’elle avait lu que les personnes dans le coma entendent ce qu’on leur dit et que les paroles de leurs proches les aident à survivre.
- «Tu vas t’en sortir, mon chéri. Quand tu te réveilleras, nous retournerons faire du vélo ensemble. Si tu veux, on grimpera même le Ventoux, tu verras. »
Edith est sûre que c’est cette dernière promesse qui a tiré son fils du coma.
Mais quand Jérémy a ouvert les yeux, au bout de plusieurs semaines, il a fallu lui dire l’atroce vérité. Son père, avec qui il était parti faire du vélo ce matin-là, et qui avait été fauché en même temps que lui par le chauffard, avait été tué sur le coup. Et lui, Jérémy, ne marcherait plus. Sa colonne vertébrale sectionnée ne tiendrait plus seule. Alors sa promesse, Edith la tiendra, coûte que coûte.
Il fait chaud ce midi à Bedoin dans le Vaucluse. Edith regarde le Géant de Provence. Il n’a pas l’air si impressionnant que ça vu d’en bas. Mais il parait que ce sont les six derniers kilomètres les plus difficiles.
Voilà, c’est parti. Sous les clameurs du public, Edith a enfourché le tandem, Jérémy a poussé un cri de joie, ils sont partis.
Edith pédale avec régularité , elle sourit aux badauds qui les encouragent.
-Plus vite Maman !
La tête de Jérémy n’est plus tout à fait la même non plus depuis le coma. Parfois son garçon de seize ans se comporte comme un tout-petit. Et ça aussi, comme les jambes et les bras, les médecins ont dit à Edith que c’était irrémédiable. Alors Edith va se battre pour son grand « petit garçon ».
Les kilomètres défilent, la montée est douce pour l’instant, la route serpente entre les vignes et les cerisiers. Portée par une sorte de force tranquille, Edith ne sent presque pas le poids de Jérémy dans son dos. Bientôt, la route traversera la forêt de cèdres, il y aura un peu d’ombre, ça fera du bien.
Le problème, c’est qu’il va falloir s’arrêter pour donner à boire à Jérémy. Edith n’est pas sûre de pouvoir repartir si elle s’arrête ainsi en pleine montée. Les autres cyclistes ne s’arrêtent jamais, ils ont un petit bidon d’eau dans leur poche, ils boivent en roulant, mais pour Jérémy et Edith, ce n’est pas possible.
Edith pose le pied au sol. Ses jambes tremblent. Elle a l’impression que ses genoux vont se dérober sous elle. Elle porte le bidon à la bouche de Jérémy, avec un tuyau, il aspire un peu d’eau.
Edith remonte en selle, elle titube, le vélo fait une embardée, puis s'équilibre. Ils repartent.
Pour se donner du courage, Edith convoque les plus jolis souvenirs de la vie d’avant de son fils. Il a toujours aimé le vélo. Quand il avait deux ans, il dévalait la pente du jardin sur sa petite draisienne, et déjà elle avait peur pour lui.
Vers sept ans, il avait la permission de pédaler dans le quartier avec ses copains. Plus tard, c’est toujours en bicyclette qu’il partait au collège, avec un cartable si lourd sur le dos qu’il déséquilibrait le vélo, et Edith avait encore peur pour lui.
Quand il rentrait, abandonnant sa bicyclette en travers du jardin, elle lui préparait son goûter.
Edith sourit, elle n’a plus pensé à sa douleur depuis quelques kilomètres. Ils sont seuls sur la route à présent. Les derniers de la course probablement, mais il ne faut rien lâcher.Et si elle arrivait à finir, jusqu’en haut? Ce serait si beau !
« Ne t’emballe pas ma fille, ton objectif, c’est le plus loin possible, c’est tout. Jérémy est d’accord avec ça. »
C’est d’ailleurs ce qu’elle a aussi promis aux autres, à ceux de la famille, aux « amis » qui lui disaient que son idée était folle, que c’était dangereux pour Jérémy, et impossible.
Aujourd’hui, pour Jérémy, Edith redéfinit l’impossible.
Pour s’encourager, elle lit les noms peints en grosses lettres sur la route : des noms de champions, qui ont un jour réussi l’exploit de l’ascension du Mont Ventoux : Virenque, Pantani..Des noms que son mari citait avec admiration. Lui aussi était un cycliste passionné ! Et dire qu'elle le disputait parce qu’il passait son dimanche sur les routes, la laissant seule à la maison avec le petit. S’il la voyait aujourd’hui ! Mais c’est sûr...il la voit de là-haut... Edith décide de se concentrer sur cette idée pour se donner du courage, parce que depuis un moment, la pente est beaucoup plus forte, elle a bien cru voir « neuf pour cent » écrit sur la dernière borne kilométrique.
Soudain, au détour d’un virage, il n’y a plus d’arbre. Le soleil et la chaleur sont écrasants. Le paysage est devenu carrément lunaire. Edith distingue loin devant elle, presque arrivé en haut déjà, le peloton coloré des cyclistes valides. Dans son dos, Jérémy somnole en pleurnichant de temps en temps qu’il a soif. Elle ne l’écoute pas. Ce n’est plus seulement pour lui qu’elle pédale à présent, ni pour son amour parti trop tôt, c’est pour elle. Cette montée du Ventoux, ce sont tous les moments noirs de sa vie, les angoisses, l’hôpital, le deuil, les difficultés financières. Aujourd’hui, Edith va prendre sa revanche .
La fatigue est bien là maintenant. Edith a déjà dépassé depuis longtemps ses limites physiques Elle a une hallucination. Sur le bord de la route, assis sur sa stèle funéraire, Tom Simpson, décédé là en pleine ascension en 1967, lui fait un petit signe d’encouragement.
-Tu as pris un peu trop de soleil sur la tête, ma vieille ! se dit-elle.
Le dernier virage. Edith en danseuse sur les pédales pousse un râle de douleur à chaque contraction de ses mollets, elle tire sur le guidon de toutes ses forces, trouvant une consolation à faire souffrir son corps aux endroits où son fils ne ressentira plus jamais rien, ni douleur ,ni caresse, ni chaud, ni froid... . Edith cherche à s’arracher les bras et les jambes , pour les donner à Jérémy, pour que lui s’en serve, et mettre fin à son carcan tétraplégique
Jérémy s’est réveillé. Il a peur, le vélo bouge trop, il a mal dans le dos, il veut descendre, il crie. Mais Edith ne posera pas le pied à terre ,et Jérémy non plus forcément. Cette course est aussi pour Edith son dernier acte éducatif maternel : inculquer à son fils que lui non plus ne devra jamais rien lâcher, qu’il pourra toujours même tenter l’impossible
Sous les encouragements de quelques badauds attardés, le tandem d’Edith et Jérémy passe enfin la ligne d’arrivée.
Epuisée, Edith vit comme dans un rêve les félicitations, les applaudissements, la photo devant le panneau « 1912 mètres ». A travers ses larmes , elle voit les yeux de Jérémy qui brillent et ses lèvres qui murmurent
« Merci Maman ».
« Merci, mon fils ».
Sur la ligne de départ. Enfin, pas vraiment tout devant, les participants comme eux s’élanceront après les autres, les vrais sportifs, les « peut-être champions », les « valides », Mais ils sont prêts, à la fois fiers et inquiets.
Edith vérifie encore une fois que le dos de Jérémy est bien sanglé. Il a fallu ajouter un dossier à la selle arrière du tandem, habituellement ils n'en sont pas équipés . C’est Norbert, un ami mécanicien, qui a fabriqué ce système ingénieux qui permet à Jérémy, dont le dos ne tient pas droit tout seul, d’être là aujourd’hui. Les pieds posés sur les pédales, les bras sur le deuxième guidon du vélo, dont il ne se servira pas, Jérémy sourit.
-Tu vas voir Maman, on va gagner !
Edith espère surtout que tout se passera bien, qu’ils ne tomberont pas du vélo, et qu’elle va réussir à pédaler suffisamment longtemps pour faire plaisir à son fils.
Elle s’est entraînée comme elle a pu, depuis plusieurs mois, mais ce n’étaient que de courtes étapes, vingt kilomètres pas plus. Elle ne pouvait pas laisser Jérémy seul trop longtemps à la maison. il a tout le temps besoin d’elle.
Et surtout, elle s’est très peu entraînée dans les montées. Et les voilà ce matin au départ de la mythique étape du Tour de France : l’ascension du Mont Ventoux !
Edith sait que c’est une folie, mais c’était aussi une promesse. Une promesse faite à Jérémy quand il était dans le coma, avec des tuyaux et des fils partout et qu’elle passait tout son temps libre auprès de lui, à lui parler sans interruption parce qu’elle avait lu que les personnes dans le coma entendent ce qu’on leur dit et que les paroles de leurs proches les aident à survivre.
- «Tu vas t’en sortir, mon chéri. Quand tu te réveilleras, nous retournerons faire du vélo ensemble. Si tu veux, on grimpera même le Ventoux, tu verras. »
Edith est sûre que c’est cette dernière promesse qui a tiré son fils du coma.
Mais quand Jérémy a ouvert les yeux, au bout de plusieurs semaines, il a fallu lui dire l’atroce vérité. Son père, avec qui il était parti faire du vélo ce matin-là, et qui avait été fauché en même temps que lui par le chauffard, avait été tué sur le coup. Et lui, Jérémy, ne marcherait plus. Sa colonne vertébrale sectionnée ne tiendrait plus seule. Alors sa promesse, Edith la tiendra, coûte que coûte.
Il fait chaud ce midi à Bedoin dans le Vaucluse. Edith regarde le Géant de Provence. Il n’a pas l’air si impressionnant que ça vu d’en bas. Mais il parait que ce sont les six derniers kilomètres les plus difficiles.
Voilà, c’est parti. Sous les clameurs du public, Edith a enfourché le tandem, Jérémy a poussé un cri de joie, ils sont partis.
Edith pédale avec régularité , elle sourit aux badauds qui les encouragent.
-Plus vite Maman !
La tête de Jérémy n’est plus tout à fait la même non plus depuis le coma. Parfois son garçon de seize ans se comporte comme un tout-petit. Et ça aussi, comme les jambes et les bras, les médecins ont dit à Edith que c’était irrémédiable. Alors Edith va se battre pour son grand « petit garçon ».
Les kilomètres défilent, la montée est douce pour l’instant, la route serpente entre les vignes et les cerisiers. Portée par une sorte de force tranquille, Edith ne sent presque pas le poids de Jérémy dans son dos. Bientôt, la route traversera la forêt de cèdres, il y aura un peu d’ombre, ça fera du bien.
Le problème, c’est qu’il va falloir s’arrêter pour donner à boire à Jérémy. Edith n’est pas sûre de pouvoir repartir si elle s’arrête ainsi en pleine montée. Les autres cyclistes ne s’arrêtent jamais, ils ont un petit bidon d’eau dans leur poche, ils boivent en roulant, mais pour Jérémy et Edith, ce n’est pas possible.
Edith pose le pied au sol. Ses jambes tremblent. Elle a l’impression que ses genoux vont se dérober sous elle. Elle porte le bidon à la bouche de Jérémy, avec un tuyau, il aspire un peu d’eau.
Edith remonte en selle, elle titube, le vélo fait une embardée, puis s'équilibre. Ils repartent.
Pour se donner du courage, Edith convoque les plus jolis souvenirs de la vie d’avant de son fils. Il a toujours aimé le vélo. Quand il avait deux ans, il dévalait la pente du jardin sur sa petite draisienne, et déjà elle avait peur pour lui.
Vers sept ans, il avait la permission de pédaler dans le quartier avec ses copains. Plus tard, c’est toujours en bicyclette qu’il partait au collège, avec un cartable si lourd sur le dos qu’il déséquilibrait le vélo, et Edith avait encore peur pour lui.
Quand il rentrait, abandonnant sa bicyclette en travers du jardin, elle lui préparait son goûter.
Edith sourit, elle n’a plus pensé à sa douleur depuis quelques kilomètres. Ils sont seuls sur la route à présent. Les derniers de la course probablement, mais il ne faut rien lâcher.Et si elle arrivait à finir, jusqu’en haut? Ce serait si beau !
« Ne t’emballe pas ma fille, ton objectif, c’est le plus loin possible, c’est tout. Jérémy est d’accord avec ça. »
C’est d’ailleurs ce qu’elle a aussi promis aux autres, à ceux de la famille, aux « amis » qui lui disaient que son idée était folle, que c’était dangereux pour Jérémy, et impossible.
Aujourd’hui, pour Jérémy, Edith redéfinit l’impossible.
Pour s’encourager, elle lit les noms peints en grosses lettres sur la route : des noms de champions, qui ont un jour réussi l’exploit de l’ascension du Mont Ventoux : Virenque, Pantani..Des noms que son mari citait avec admiration. Lui aussi était un cycliste passionné ! Et dire qu'elle le disputait parce qu’il passait son dimanche sur les routes, la laissant seule à la maison avec le petit. S’il la voyait aujourd’hui ! Mais c’est sûr...il la voit de là-haut... Edith décide de se concentrer sur cette idée pour se donner du courage, parce que depuis un moment, la pente est beaucoup plus forte, elle a bien cru voir « neuf pour cent » écrit sur la dernière borne kilométrique.
Soudain, au détour d’un virage, il n’y a plus d’arbre. Le soleil et la chaleur sont écrasants. Le paysage est devenu carrément lunaire. Edith distingue loin devant elle, presque arrivé en haut déjà, le peloton coloré des cyclistes valides. Dans son dos, Jérémy somnole en pleurnichant de temps en temps qu’il a soif. Elle ne l’écoute pas. Ce n’est plus seulement pour lui qu’elle pédale à présent, ni pour son amour parti trop tôt, c’est pour elle. Cette montée du Ventoux, ce sont tous les moments noirs de sa vie, les angoisses, l’hôpital, le deuil, les difficultés financières. Aujourd’hui, Edith va prendre sa revanche .
La fatigue est bien là maintenant. Edith a déjà dépassé depuis longtemps ses limites physiques Elle a une hallucination. Sur le bord de la route, assis sur sa stèle funéraire, Tom Simpson, décédé là en pleine ascension en 1967, lui fait un petit signe d’encouragement.
-Tu as pris un peu trop de soleil sur la tête, ma vieille ! se dit-elle.
Le dernier virage. Edith en danseuse sur les pédales pousse un râle de douleur à chaque contraction de ses mollets, elle tire sur le guidon de toutes ses forces, trouvant une consolation à faire souffrir son corps aux endroits où son fils ne ressentira plus jamais rien, ni douleur ,ni caresse, ni chaud, ni froid... . Edith cherche à s’arracher les bras et les jambes , pour les donner à Jérémy, pour que lui s’en serve, et mettre fin à son carcan tétraplégique
Jérémy s’est réveillé. Il a peur, le vélo bouge trop, il a mal dans le dos, il veut descendre, il crie. Mais Edith ne posera pas le pied à terre ,et Jérémy non plus forcément. Cette course est aussi pour Edith son dernier acte éducatif maternel : inculquer à son fils que lui non plus ne devra jamais rien lâcher, qu’il pourra toujours même tenter l’impossible
Sous les encouragements de quelques badauds attardés, le tandem d’Edith et Jérémy passe enfin la ligne d’arrivée.
Epuisée, Edith vit comme dans un rêve les félicitations, les applaudissements, la photo devant le panneau « 1912 mètres ». A travers ses larmes , elle voit les yeux de Jérémy qui brillent et ses lèvres qui murmurent
« Merci Maman ».
« Merci, mon fils ».