Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Quoi de plus merveilleux qu'un câlin de réconfort. Sa tête contre ma poitrine...Comment lui dire que je souffre en silence, que son corps agile hante mes nuits.
Sandra, tu es si proche de moi, pourtant si loin. Comment te dire que tu as volé ma paix depuis le jour où mon regard a croisé le tien pour la première fois. Je me souviens encore de cet après-midi comme si c'était hier. Tu étais assise sur un banc dans la cour de la faculté, à l'ombre de l'amandier, en train de lire un bouquin dont je me rappelle encore le titre : « Milwaukee blues » de Louis-Philippe Dalembert. À ma vue, tu as souri et mon cœur s'est ouvert à toi. C'était comme nous nous connaissions déjà, peut-être dans une vie antérieure. J'ai pris place près de toi. Nous avions discuté pendant un moment du livre de Dalembert puisque je l'avais déjà lu. Nous avions parlé d'avenir tout en dégustant quelques amandes. L'arbre était si généreux avec nous cet après-midi-là que nous avions amassé une bonne dizaine d'amandes...
Ce jour-là, je croyais avoir trouvé mon âme sœur – cette partie de moi que je cherche depuis si longtemps pour enfin compléter le puzzle de ma vie –, mais je me trompais. Le hasard a voulu que tu fasses de moi ton grand-frère. Un fait que je n'arrive toujours pas accepter. Comment le destin peut-il ainsi décider de mon sort ?
Sandra, je ne supporte pas de te voir dans les bras d'un autre. Pire encore : un autre qui te cause de la peine.
Te voilà maintenant en pleurs, le cœur brisé. Ce type n'est pas fait pour toi, chère sœur. Je le dis non pas parce que je voudrai que tu sois mienne, mais parce que tu mérites mieux. Tu mérites un homme capable de te donner tout l'amour et toute l'affection dont tu es digne.
Vas-y ! pleure, pleure ! Pleure autant que tu veux ! Pleurer, ça soulage. Ça apaise. Ça rassérène et soigne le cœur. Les larmes ont un grand pouvoir thérapeutique, disent les psychologues. C'est Dommage qu'ici, chez nous, pleurer est signe de faiblesse voire de lâcheté. Résultats : nous sommes tous frustrés avec un esprit empli de colère non-dégagé, de peines refoulés et j'en passe. Finalement, on meurt à petit feu d'une maladie connue de tous, mais ignorée : l'asphyxie mentale. Tu sais, l'esprit comme le corps a besoin de respirer pour mieux penser, agir, diriger l'âme et le corps tout en interagissant avec son environnement. Quand trop de pensées négatives, de sentiments refoulés l'encombrent, il se perd. Pleurer, ça oxygène l'esprit.
Vas-y ! pleure, pleure ! Pleure ma Sandra. Comme le dit ce vieux dicton que j'ai lu, un jour, quelque part dans un livre : « À quelque chose malheur est bon »... Sandra, reste un moment de plus. S'il te plaît, laisse-moi admirer la brillance de tes cheveux crépus, respirer l'odeur enivrante de ton corps. Ce fruit que tu m'as défendu depuis le jour où tu m'as affligé de ce grade ridicule de grand-frère (sans me consulter d'ailleurs), mais que j'ai par la suite accepté sans contester juste pour être près de toi dans les bons comme dans les mauvais moments. Juste pour avoir un œil sur toi, ma sœurette d'amour.
Sandra, reste un peu plus. Laisse-moi te serrer encore plus fort contre moi de manière à ce que toi et moi faisons qu'un, un seul corps, un seul chair, comme le prône la Bible. Sandra, je t'aime...
Trop c'est trop. Ça doit s'arrêter là. Je vais te le dire aujourd'hui. Je vais enfin te dire ce que j'ai sur le cœur depuis si longtemps. Je vais tout te dire... tout et maintenant. Sans délai. Je me le promets. Au nom de notre amitié, tu dois tout savoir, ma sœurette d'amour.
Au moment même où cette pensée me traversa l'esprit, une main m'attrapa brusquement de derrière par l'épaule et m'attira vers elle. Le mouvement était tellement rapide et inattendu que je n'eus même pas le temps de réagir voire de protester. C'était Luc, le petit ami de Sandra. Ce type-là, je ne l'apprécie point. Je ne sais pas pourquoi Sandra l'aime pour autant. Il ne la mérite pas.
— Je t'ai déjà dit à maintes reprises de ne pas t'approcher de ma copine, grogna-t-il dans un accès de colère.
— Tu ne la mérite pas, lançai-je avec fermeté.
— C'est toi qui la mérites alors ? me demanda-t-il tout en me fonçant dessus et en me tenant par le col de ma chemise. Je gardai le silence, serra les poings et respira profondément. « Luc mérite une bonne raclée, mais je ne veux pas me bagarrer avec lui dans l'enceinte de la faculté. Ce n'est pas une gaguère. Il faut respecter l'Alma Mater », pensai-je. Je desserrai donc mes poings et gardai mon sang-froid.
— Vas-y ! Réponds ! Je t'ai posé une question... Tu crois la mériter mieux que moi ?
— Ça suffit Luc ! Lâche-le ! je t'en supplie. Toute la faculté nous regarde, tu es en train de faire tout un scandale. Lâche-le s'il-te-plaît, implore Sandra.
Le type me lâcha enfin, mais fonça sur Sandra.
— C'est avec lui que tu couches maintenant ? Pas vrai ? Dis-moi.
— Comment oses-tu Luc ? Je te quitte....
Je ne peux pas lui laisser salir la réputation de ma bien-aimée de cette manière-là. C'est avilissant ! Je dois sauver l'honneur de ma sœurette d'amour. Je dois intervenir. Tout à coup, je sens le courage de Rodrigue* monter en moi. J'oublie toutes les promesses que je m'étais faites au sujet des bagarres à la fac. Je fonce sur Luc et je lui donne une bonne paire de gifle.
Le calcul a été mal fait. Le type était plus fort que moi en taille et en musculature. Il me prit aussitôt par le cou me souleva de terre puis me lâcha brusquement. Je tombai au sol dans un bruit de fracas. Une fois à terre, il se jeta sur moi et me roua de coups de poings et de coups de pied au visage, au tronc et aux membres. À plusieurs reprises, Sandra et d'autres étudiants qui assistaient à la bagarre firent leur intervention pour l'arrêter, mais à chaque fois, d'un coup de bras, il les envoyait un par un tomber au loin. J'avais l'impression de voir Goliath en personne s'acharner sur moi.
— Lève-toi Marcus et bats-toi comme un homme, vas-y ! Lève-toi Marcus.... ne cessaient de répéter en chœur un groupe d'étudiants.
Toute la faculté s'alarma. On appela finalement la police. Luc fut arrêté et placé en garde à vue.
L'ambulance est en route. Mon corps endolori se vide peu à peu de son sang. J'arrive à peine à ouvrir les yeux, à bouger bras, mes mains et mes pieds, mais mes sens fonctionnent encore. J'arrive à reconnaître le parfum de Sandra. Elle est près de moi, je la sens. Elle me tient la main. Malgré la douleur, mon cœur ne manque pas d'exprimer son enthousiasme. Il se met à tambouriner dans ma poitrine. Quel soulagement que tu sois près de moi ma chère Sandra, ma sœurette d'amour.
— Sandra, appelai-je d'une voix faible et tremblotante.
— Chut ! Ne parle pas. Je suis là. L'ambulance est déjà en route. Elle va t'amener à l'hôpital et tout ira bien. Je suis désolée Marcus...désolée.
Elle pleure, je le sens. Elle n'a pas à être désolée. Je veux le lui dire, mais mes cordes vocales ne m'obéïssent plus. Aucun son ne sort pour le moment. Que m'arrive-t-il ? Vais-je mourir ? Suis-je en train de vivre mes dernières secondes sur terre ?
Ces interrogations me firent sursauter. Si je devais mourir aujourd'hui, Sandra devrait au moins connaître la vérité.
Je rassemblai toutes mes forces, respirai profondément et me préparai à débuter mon discours de circonstance. Qu'importe ce qu'il adviendrait de notre amitié demain si je survivais de mes blessures. Elle a le droit de connaître la vérité. Et moi, j'en ai marre de vivre dans l'ombre, marre de jouer au frérot et à la sœurette.
Cela a duré trop longtemps. J'aurais dû l'avouer mes sentiments depuis le début, depuis le jour de cette rencontre hasardée sous l'amandier de la faculté. Tout aurait été clair entre nous, si je l'avais fait ainsi....
— Sandra
— Chut ! Je suis là. Ne parle pas.
— Sandra
— Chut ! Je suis là. T'inquiète tout ira mieux...
— Sandra... je t'aime... je suis éperdument amoureux de toi.
* Personnage du Cid de Pierre Corneille