Friction

Je pédale, j’ai la tête dans le guidon face au vent froid et sec qui mord mes joues. Hier soir, j’ai travaillé au restaurant jusqu’à 23h et ce matin je me suis levé à 6h pour réviser. Même routine pour toute la semaine.
Enfin, j’arrive à l’école de kiné ! Je reprends mon souffle et gare mon vélo. Camille, mon amie, me rejoint tandis que j’installe l’antivol.
– Ça va Agathe?
– Ça va, crevé ! dis-je en bâillant. Et toi ?
– Super ! Au fait, c’est aujourd’hui que t’as les résultats des qualifications pour l’équipe de basket ?
– Ah oui ! J’avais zappé... Je ne me fais pas d’illusion. J’ai pas montré mon meilleur niveau pendant les qualif’... et puis avec le travail et les cours, c’est mieux... J’aurais pas eu le temps pour les entraînements.
– T’as pas encore vu les résultats ! C’ est ton rêve de participer à une compétition ! Brenda a été prise et t’es meilleur qu’elle. T’as tes chances !
– Mais elle, elle est disponible ! La coach le sait. On ne constitue pas une équipe uniquement sur la base des performances individuelles. Il faut pouvoir donner de son temps au groupe.
– Si elle peut, tu peux aussi !
Son insistance m’agace.
– Bien sûr ! On n’est pas logé à la même enseigne. À 21 ans, certaines viennent à l’école en Audi et se font payer leur scolarité par papa tandis que d’autres viennent en vélo et trime avec un job à côté des cours. Dans ces conditions, c’est facile de réussir !
– Ouais, mais t’es travailleuse, trop d’ailleurs, et tu connais le prix des choses. Avec de l’organisation, je sais que c’est possible.
– Si j’étais Wonder Woman, peut-être.
On arrive devant le tableau d’affichage. Camille le regarde puis me sourit.
– T’as été prise !
Je trouve mon nom. Je me sens fier et j’ai envie de le faire... Mais, est-ce que c’est raisonnable ? Ça va être dur de tout concilier, mon emploi du temps est plein...
***
Après le travail, j’appelle Camille pour lui raconter ma première journée d’entraînement.
– Alors ?
– C’était génial ! Il y a une bonne synergie de groupe. La coach a bien composé l’équipe et j’ai le poste d’arrière que je voulais. J’ai réussi presque tous mes tirs. Je me suis régalé.
– Pas de regret, alors ?
– Là, je suis cassé ! Mais, j’ai hâte d’y retourner demain. Je me sens rempli d’une énergie... j’ai envie de bouffer le monde !
– Ça fait plaisir de t’entendre être de bonne humeur. J’ai vu la photo de l’équipe sur l’Instagram de Brenda.
– Ouais, elle en a fait plein ! Elle se la raconte un peu trop. Faut qu’elle se calme, c’est pas l’équipe nationale !
On rigole.
– T’es sûr que tu vas pouvoir jouer avec elle sans la tuer ?
– Non. On se parle à peine. Chacune fait son travail et c’est tout. Je suis pas là pour copiner, mais pour vivre mon rêve et gagner. Bon je te laisse, je vais m’étaler dans le lit.
– D’accord ! Ménage-toi, hein ! Allez, ronfle bien !
– Oui, merci beaucoup. Bisous.
***
J’ai pas d’énergie aujourd’hui à l’entraînement, mais je ne me laisse pas abattre. Un vrai sportif persévère malgré la difficulté et la douleur. Mince, j’ai encore raté un tir.
– Agathe ! Ça fait dix fois que tu le loupes me lance Brenda.
Elle se prend pour qui la bourgeoise qui se paie du bon temps dans les bars le soir pendant que je trime au restaurant ? Avec sa peau lisse de personne reposée qui tous les matins consacre une heure à son maquillage pour poser sur Instagram ! C’est bien la dernière à pouvoir me faire des reproches !
– Tu n’as jamais raté de passe toi ! T’es miss parfaite ?
– Bah si, mais là tu le fais exprès !
Sur l’action suivante, Brenda charge seule contre la défense adverse. Je crie pour qu’elle me fasse la passe. Elle m’ignore et marque un trois-points !
– Tu fais quoi, gueulais-je.
– Mon boulot et le tien en mieux !
– Tu te prends pour qui ?
– On se calme, hurla la coach.
– J’en ai marre, t’es performante qu’un jour sur deux ! En fait, tu t’en fous de l’équipe !
De quel droit elle me dit ça ! Je vais l’éclater ! Dans un excès de nerf, je la bouscule. Les autres filles m’entourent pour m’empêcher de la malmener au sol.
– Je ne veux pas de ça ici ! Agathe, tu dégages du terrain ! ordonna la coach.
Dans les vestiaires, je jette mes affaires contre les murs en hurlant. Ma respiration s’emballe, je perds l’équilibre et m’écroule par terre. Le monde est flou entrecoupé d’éclats de lumières qui virevoltent. La rage est comme une boule de plomb dans mon plexus. Je rampe jusqu’au banc et tire sur mes bras pour me relever. Je pleure en prenant conscience de mes limites.
Pourquoi je suis condamné à galérer, à m’user pour rien ? C’est pas une vie, mais un avant-goût de l’enfer. Je suis épuisé de me battre. Tout est trop dur. Il y a un fossé infranchissable entre moi et mes rêves. Et Brenda qui me toise de son arrogance. Je veux la voir brûler et le monde avec !
***
Je n’ai pas bougé du lit depuis deux jours. J’ai séché les cours et l’entraînement. Dormir est le seul moyen pour échapper à la souffrance.
Ça frappe à la porte. C’est Camille. J’aurais dû m’en douter, j’ai ignoré tous ses appels. Je lui ouvre, en pyjama.
– Qu’est-ce qui t’arrive !
– J’abandonne ! J’abandonne tout. Je ne suis pas à la hauteur.
– Qu’est-ce que tu racontes comme connerie ? Et tes rêves t’en fais quoi ? Tous les efforts que t’as fait jusqu’à maintenant !
– Ça ne sert à rien ! Tout est décidé à ta naissance. Des gens comme Brenda réussiront toujours mieux. J’ai essayé d’être forte, mais en vain.
– Regarde tout ce que t’imposes aussi ! Tu veux tout réussir partout ! Et dès que tu échoues ou que t’es pas en forme, c’est la fin du monde. Détends-toi un peu !
– Mais je sais ce que je vaux, je le sens ! Je mérite de m’en sortir, de réaliser mes rêves.
– Et ta solution pour surmonter la souffrance, c’est encore plus de souffrance ?
– Je sais plus quoi faire.
– Lâche du lest et prends du temps pour toi.
***
Avec Camille, on a glandé devant des séries tout le week-end en mangeant des trucs sucrés. Ça m’a requinqué, et là je donne tout à l’entraînement !
– Bien Agathe ! lance la coach. Bravo les filles. C’était super, là je vois une vraie équipe.
On s’applaudit toute, avant de quitter le terrain. Dans le vestiaire, alors que je me change, Brenda vient me parler.
– T’as été géniale !
– Merci, toi aussi. Tes passes étaient parfaites. T’as vraiment le regard partout.
– Merci, bon bah à demain.
– Attend ! Je voulais te dire... je suis désolé pour la dernière fois. J’étais pas bien et j’ai pété les plombs.
– C’était un mauvais jour ! Le tournoi approche et la tension monte.. Moi aussi je me suis pas géré. Désolé d’avoir été piquante. J’en attendais beaucoup de ta part, peut-être même que j’attendais que tu compenses toutes mes erreurs...
– Désolé de pas être Wonder Woman.
On rigola.
– Parfois tu lui ressembles, me taquina-t-elle.
– Non loin de là.
– Si ! Tu tires l’équipe vers le haut. Et t’es intelligente, une élève brillante et j’ai entendu dire que tu travaillais à côté. Franchement, bravo, tu gères tout ça ! T’es une battante !
– Merci, oui, j’aime me dépasser. Mais une amie m’a rappelé qu’il faut aussi accepter de prendre son temps.
– Elle a raison. À trop vouloir en faire, on ne réussit rien.
– C’est sûr, mais à nul sacrifice, nulle victoire !
– Oui, mais pas trop quand même ! Après tu sais, si t’as des difficultés financières sache que mon père est banquier. Tu peux voir avec lui pour un prêt, afin de te soulager un peu !
– C’est vrai ? Ce serait génial !
– Oui sans problème ! Je lui en parlerais.
– Merci beaucoup, dis-je avec les larmes aux yeux.
Je marche dans la rue en pleurant de soulagement dans la fraîcheur du soir. C’est agréable de sortir la tête de l’eau et de découvrir que la vie ce n’est pas d’avoir constamment la tête dans le guidon. Et, que parfois, prendre du recul et abandonner ses à priori permet de revenir à l’essentiel en découvrant de nouvelles possibilités.
Le championnat approche, je me sens prête, car j’ai une super équipe. Mais pour l’instant, je vais aller boire un verre avec Camille et profiter de la vie.