Fort-Magie

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Autrefois, on l'appelait le Fort de Kano'es, du nom du premier commandant qui avait régenté ces lieux. Il avait été créé pour durer et, comme animé d'une volonté propre, il comptait bien rester debout pendant plusieurs siècles encore.
 
Aujourd'hui, on ne parlait plus de l'imposante bâtisse.
 
Elle se dressait encore fièrement dans ce paysage de montagnes. Même son rempart éventré ou les tours aux toits arrachés n'enlevaient rien à la grandeur du lieu.
 
Pourtant, personne ne venait plus dans cette région reculée. Personne ne se souvenait plus du Fort, ni de son mur qui, allant de crête en crête, ceinturait le gouffre qu'il dominait.
 
Car ce n'était pas le Fort en soi qui était important, mais bien ce pour quoi il avait été construit. S'il avait été bâti si solide, avec ce chemin de ronde qui ne rimait à rien, ce n'était pas pour empêcher un ennemi d'avancer mais pour séparer le gouffre s'étendant sous ses meurtrières du reste du monde.
 
Ce précipice avait eu mille noms, le « Gouffre des Horreurs », la « Faille des Monstres », la « Décharge maudite » et bien d'autres, tout aussi engageants. C'était là que, pendant des siècles, l'humanité s'était débarrassée des cadavres des êtres surnaturels, dans la grande purge lancée pour purifier le monde.
 
Cela avait commencé avec les Dragons, créatures terribles et majestueuses, décimant troupeaux, villages, villes, véritables fléaux des cieux. Lorsque l'un d'entre était tué, son corps jeté à terre continuait de souiller de ses effluves magiques le monde. Les cendres des cadavres incinérés ne faisaient que rendre le mal plus diffus, plus dangereux. C'est ainsi que le gouffre avait accueilli ses premiers résidents putréfiés et que le fort avait été érigé pour veiller à ce que personne ne vienne fouiller dans cet amoncellement naissant.
 
Après les Dragons, ce fut au tour des Wyvernes, d'autres reptiles volants, ceux-là pacifiques. Les adultes étaient décapités, broyés, et leurs restes partaient à leur tour dans le gouffre. Se mêlaient alors les chairs décomposées, les fluides vitaux et la pollution magique qui émanait de leurs êtres. Le surnaturel et la magie devaient disparaître à tout prix, garantir aux hommes un monde pur et serein dans lequel leurs enfants pourraient grandir sans craindre monstres et sortilèges.
 
La purge des cieux avait continué. Griffons, pégases, hybrides maudits au corps d'oiseau, tous avaient été abattus, tous avaient vu leurs nids et leurs repères saccagés. Ils avaient beau se défendre, ils subissaient beaucoup de pertes. En même temps que les cieux, on purgea la terre de ses licornes, salamandres, basilics, de tout ce qui pouvait corrompre ce Nouveau Monde en gestation. Ce fut bien sûr plus dur de régler leur compte aux créatures hantant les mers et les océans. Peut-être reste-t-il quelques serpents géants, quelques krakens décrépis par l'âge et la frayeur, mais ces créatures s'éteindront d'elles-mêmes, n'est-ce pas ? L'eau n'avait toutefois pas arrêté longtemps les humains, qui firent preuve d'une ingéniosité rare pour chasser leurs ennemis. Aujourd'hui, les bateaux submersibles et les harpons gigantesques rouillaient dans les hangars et les musées.
 
Tous ces cadavres avaient rejoint le gouffre. Le plus compliqué avait été de détruire les créatures élémentales, intelligences nées de l'air ou du feu. À nouveau, le fanatisme humain fut un moteur formidable. Pour chaque créature, Phoenix, Sylphe, Golem, les hommes avaient mis au point des nouveaux dispositifs de mort. Ici une chambre de compression, là un dessiccateur, là-bas un cisailleur sonique, plus loin une double, une triple, une quadruple chambre pour que les créatures s'annihilent entre elles.
 
Aujourd'hui, cela faisait plusieurs siècles qu'aucune créature n'avait osé souiller de sa présence les territoires régis par l'humanité. Dragons et serpents géants n'étaient plus que des créatures qui apparaissaient dans les cauchemars et le gouffre, une menace pour les enfants turbulents.
 
Aujourd'hui, par le jeu de ces étranges coïncidences qui font le destin, cela faisait un millénaire que le premier cadavre de Dragon avait touché le fond du gouffre. Un millénaire de putréfaction, un millénaire d'accumulation de cadavres de créatures fières et puissantes, de créatures décimées au nom d'une pureté destructrice, un millénaire où les chairs se mêlaient, où les os se rassemblaient, s'imprégnant des sentiments de douleur, de tristesse et de haine. Le gouffre était plein et une brume délétère s'en extrayait. Dans les tours de guet, sur le chemin de ronde, aucun soldat ne la voyait, aucune garnison ne prenait les armes pour la repousser. La brume se ramifia et s'étendit dans les anciennes pièces, dans les anciens dortoirs et salles d'entraînement.
 
La brume reflua derrière le précipice et le soleil illumina soudain la scène. Ses rayons tombèrent entre les montagnes, et baignée de lumière, 'une créature émergea. Elle avait pris forme et avait grandi au cours des siècles. Elle contempla le charnier autour d'elle et son corps se métamorphosa selon ce qu'elle avait sous les yeux. Voyait-elle ici le crâne d'un Dragon qu'aussitôt elle adoptait la forme reptilienne., Devinait-elle la forme d'un Quetzal que ses écailles se muaient en plume.  Entendait-elle les échos des chants fantômes des Phoenix qu'elle s'enflammait. La créature écouta les lamentations des morts et y répondit. Elle connaissait déjà sa destinée. Elle était appelée à vivre pour et par la vengeance pour racheter par le sang l'éradication de ses pères et mères, de ses frères et ses sœurs, jugés coupables d'avoir existé.
 
La créature se fit pousser des ailes noires comme de l'onyx, se dota d'un corps élancé, et s'envola. Elle passa devant le Fort sans qu'aucun garde ne la vit. Sans le savoir, l'humanité avait engendré le pire fléau, la quintessence de tous les monstres qu'elle avait exterminés.
 
Autrefois, on l'appelait le Fort de Kano'es, du nom du premier commandant qui avait régenté ces lieux. Le Fort avait été créé pour durer et, comme animé d'une volonté propre, il comptait bien rester debout pendant plusieurs siècles encore. Ce serait là le dernier vestige des Hommes.

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