Fondre ensemble

Raphaëlle Frémont <br><i>Conférencière à la Réunion des musées nationaux – Grand Palais</i>

Raphaëlle Frémont Conférencière à la Réunion des musées nationaux – Grand Palais

Purée, mais pourquoi j'ai encore suivi Lou ?
 
Il est quatre heures du matin, je suis chez elle. On a encore parlé et dansé toute la nuit. Et là, elle veut qu'on sorte. Maintenant. Cette fille, elle est incroyable. On dirait que le fait qu'on doive aller au lycée demain, ça lui passe complètement au-dessus. Possible que j'en sois amoureux, aussi. Je ne sais pas...On n'est pas du même monde, comme on dit. Ses parents ont un appart' qui donne sur le Panthéon ! Avec poutres en bois apparentes et objets d'art venant de Chine et du Cambodge... et elle a toujours des fringues de ouf. Alors autant dire que moi et mon jogging, on détonne. Mais elle, elle s'en tape, elle m'invite toujours chez elle. Et moi je la regarde, je l'écoute, et en ce moment, je marche même derrière ses pieds nus en me demandant pourquoi je descends les escaliers au lieu de dormir.
Quand elle ouvre la porte, on entend comme des camions qui s'éloignent. Lou se fige totalement. Autant vous dire que ça ne lui arrive pas souvent. Son profil pâle et ses cheveux presque roux semblent éclairés par une lumière surnaturelle... et elle me prend la main. La sienne est froide et sèche, la mienne chaude et un peu moite. Zut.
Dans un souffle, elle me dit de regarder... mais je ne fais que ça, moi, la regarder ! Je me rends compte qu'elle désigne la place du Panthéon.
 
Là c'est moi qui me fige : sur la place vide, il y a des blocs de glace. Comme de gros icebergs posés là. La lumière est dingue, comme si la glace brillait d'elle-même. J'ai l'impression d'être sur une autre planète, Uranus et ses -224°C peut-être. J'hésite à le dire à Lou, parce que je sais que certains dans la classe me trouvent bizarre avec mes connaissances qui sortent de nulle part. Mais bon, c'est aussi grâce à ça que je me suis retrouvé dans ce lycée de riches.
Lou adore la référence. Elle aime bien que je raconte ce que je sais, et elle serre un peu plus ma main en souriant. La vie, c'est magique et mon cœur bat à 160.
 
Elle me regarde au fond des yeux et me pose juste une question :
— C'est quoi ce truc ?
Mon cerveau est lancé, j'arrive plus à l'arrêter. Et j'ai l'impression qu'avec l'irrigation qui lui arrive de mon cœur, il va encore plus vite que d'habitude.
Je repère en quelques secondes que les blocs de glace sont disposés en cercle, et il y en a douze... c'est une horloge ! Une horloge de glace... Dans le froid du petit matin, ça ne fond pas encore, mais dès que le soleil sera levé... 
Lou complète : 
— Alors, le compte à rebours aura commencé, et ils passeront de l'état solide à l'état liquide, disparaissant définitivement.
J'adore quand elle fait ça. C'est comme si elle suivait mes pensées et qu'elle les complétait, en encore mieux dit. Ses résultats ne sont pas très bons au lycée, mais je n'arrive pas à comprendre pourquoi. Elle est tellement brillante ! Comme si elle ne voulait pas trop le montrer à l'école, rester en retrait.
 
À mon tour de lui poser une question :
— Qui a fait ça ?
Elle suppose que ce sont les camions qu'on a entendus qui ont dû les déposer, et que ça doit être une performance. Elle en connaît plein des artistes, qui adorent faire des trucs comme ça. Elle pense que ça sert à dénoncer le réchauffement climatique.
Je lui dis que j'ai lu que 28000 tonnes de glaces ont disparu ces dernières années dans l'Arctique et l'Antarctique...
Et là, on se regarde et on s'exclame en même temps : 
— La COP 21 ! 
Cette année, la Conférence de Paris de 2015 sur les changements climatiques doit prendre une décision essentielle pour s'engager à maintenir le dérèglement climatique sous la barrière des 1,5°C. On se regarde avec espoir, et on se rend compte qu'on ne s'est toujours pas lâché les mains. On se promène entre les blocs de glace, en imaginant d'où ils peuvent venir.
 
Finalement, la seule question qu'on ne posera pas à voix haute, c'est celle du futur. Tout est trop flou, trop dangereux. On est juste ici, ensemble, à regarder le soleil qui se lève sur les blocs de glace qui fondent déjà sur le sol. Les gouttes d'eau suivent leur chemin vers le jardin du Luxembourg et je suis amoureux.
 
« Ice Watch » de Olafur Eliasson
Olafur Eliasson est un artiste contemporain islando-danois. Il met la nature au cœur de ses œuvres, aux formats variés et multidisciplinaire (photographie, sculpture, etc.). « Ice Watch » (Horloge de glace en anglais) est une installation (évènement artistique éphémère) qui met en scène le réchauffement climatique. Olafur Eliasson importe les phénomènes naturels dans le milieu urbain comme ici, à Paris, à l'occasion de la 21ème conférence des parties (COP21) sur les changements climatiques.

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