Fleurs d'éternité

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Nouvelles - Littérature Générale
Vendredi, en rentrant du bureau, encouragée par le beau temps, j’ai foncé chez Lou, le vieux pépiniériste du coin, pour lui prendre quelques beaux chrysanthèmes afin d’égayer mon jardin en prévision des jours sombres. J’écris chrysanthèmes mais je n’aime pas la connotation endeuillée qu’on leur colle aux pétales. Aussi, je les préfère « marguerites d’automne ».

Vous avez sans doute observé que, depuis quelques semaines, ces fleurs d’automne, justement, poussent par milliers sur les trottoirs. En pots, en bacs, en coupes, simples ou à pompons, les chrysanthèmes jouent les racoleuses en technicolor.

Les acheteurs arpentent le bitume, le nez au ras du sol, à la recherche de la plante à offrir aux êtres chers, disparus. 

Nombreux sont ceux qui prennent cette tâche très au sérieux et ne se laissent pas prendre par le temps. Le jour J, ils sont prêts et arrivent en grandes pompes, cela va de soi, dans les cimetières remplis de gens irremplaçables, les bras chargés de chrysanthèmes, un brin empotés par tous ces pots, cela va de soi.

D’autres attendent la dernière minute, comme de mauvais élèves, et achètent en toute hâte ces fleurs du mal qui signent la perte d’un père, d’un ami, d’un époux.

Et puis, il y a les irréductibles, qui préfèrent de loin la fleur en plastique, quasi inaltérable, ne demandant aucun soin, sobre comme un chameau, ne craignant ni le gel, ni la morsure du soleil et, il faut bien le dire, de loin la plus économique, celle que l’on destine en général à une belle-mère acariâtre, un époux volage, un voisin ombrageux.

Tout ce petit monde se hâte donc et passe les portes des cimetières en ce premier novembre, avec un jour d’avance, pataugeant dans les allées sous l’œil larmoyant du bon Dieu, ce faux-cul qui, ce jour-là, lessive la terre à grande eau. Certains connaissent le chemin et trouvent leurs morts du premier coup. D’autres tournent en rond, le nez en l’air, à la recherche d’une aide qui ne vient pas, le pas mal assuré, les pots dans les bras, le nez dans les chrysanthèmes, écœurés par leur parfum entêtant, allant au hasard, un coup à droite, un coup à gauche, fatigués d’une telle virée, enviant presque tous ces allongés.

Il en est qui avancent au ralenti, s’arrêtent devant chaque tombe, épluchent des dates, épèlent chaque nom. Ce sont des rêveurs qui imaginent des vies, des familles, des maisons pleines qui petit à petit se sont vidées pour laisser place à d’autres histoires. Les épitaphes sont lues et relues. Mêmes paroles, mêmes phrases, même peine. À mon père ce héros, à tonton Marcel, à mon amie d’enfance, à mon voisin de palier, à mon professeur de piano, à mon bien-aimé, à ma maîtresse... du CM2, à mon amant... non, je déconne.

Peu à peu les tombes lavées, frottées et récurées se couvrent de couleurs. Les fleurs s’étalent et prennent leurs aises. Les nez rougissent, les yeux prennent l’eau, les mouchoirs se fripent. Peu à peu, les vivants délaissent les morts et tournent les talons. Les cimetières se vident. Peu à peu, le silence se fait.

Tonton Justin se retourne dans sa tombe et expire de bonheur : ouf, nous voilà tranquilles pour un an.

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