Fleur sauvage

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  • Instant De Vie
  • La Nuit
La fille était assise au bord du canal.
C'était la nuit, quatre heures du matin, je ne dormais pas, cela m'arrivait souvent, je préférais sortir faire quelques pas plutôt que rester dans mon lit, yeux grands ouverts, à rejouer en boucle idées noires sur écran noir. Parfois, cela suffisait. Parfois, je récupérais deux heures de sommeil et la journée était sauvée. Parfois pas. Rien ne permettait de prévoir.
La fille avait une coiffure bizarre, ça me faisait penser aux stars de K-pop, cheveux courts d'un bleu indéfinissable et frange aux sourcils. Elle portait un tee-shirt avec des fleurs. D'autres fleurs jaillissaient de ses manches courtes, courraient sur ses bras nus, s'enroulant jusqu'à ses poignets. Pas les mêmes fleurs. En la matière, la variété est infinie.
« Tu dois avoir froid », j'ai dit en m'asseyant à côté d'elle. Voir la fille en tee-shirt, ça me filait des frissons. La soirée était douce. Mais c'était l'automne. Je n'aimais pas l'automne, avec ses nuits de plus en plus longues et ses douceurs qui ressemblent à un dernier sursaut avant la mort.
Elle a glissé un regard vers moi, en biais, sans vraiment bouger la tête.
— Je te préviens, elle a dit, j'aime pas les meufs.
— Quand tu trouves un gars, bonjour les dégâts, j'ai répliqué. C'est ce que répétait ma mère chaque fois qu'elle virait le dernier auquel elle avait donné son cœur. À croire que le cœur c'est comme les fleurs, j'ai encore dit avec un sourire pour la fille. Ça repousse encore et encore, vu le nombre de mecs qui sont passés par chez nous.
Chaque fois le bon, jurait-elle : « Cette fois, tu verras. » J'étais une bonne fille. Je faisais semblant d'y croire.
— Y a pas que les fleurs qui repoussent, a lâché la fille, la mine sombre, les yeux dans le canal, en balançant ses pieds chaussés de Converse qui avaient dû être blanches, un jour, il y a longtemps. Les mauvaises herbes aussi, elle a ajouté dans un souffle, celles dont tu crois avoir arraché jusqu'aux racines profondes, mais qui ont laissé derrière elles leur mauvais germe. 
— Ouais, j'ai répliqué, pensive, sûrement que t'as raison, sans être sûre de bien comprendre de quoi elle parlait. Mais bon, sur le fond, on pouvait accorder qu'elle avait raison.
On est restées silencieuses, elle et moi, pas aussi longtemps que ça semblait, mais un bon moment quand même. Derrière nous, des jeunes rentraient d'une fiesta et se marraient à en réveiller les voisins. L'un d'eux a shooté dans un vélo et s'est fait mal. Ses potes ont ri encore plus fort et l'ont chambré. Il les a suivis en boitant.
— Tu vois ce canal ? j'ai dit au bout d'un moment. On n'imagine pas ce qui se cache sous sa peau, lisse. Le bazar que c'est là-dessous. Vieux clous rouillés, gazinières, fauteuils éventrés.
— Oui, elle a commenté, tous ces trucs dont on croit réussir à se débarrasser alors qu'ils font toujours partie de nos vies. On se persuade qu'il suffit de plus les voir pour qu'ils n'existent plus, peut-être même pour qu'ils aient jamais existé, mais c'est pas parce que tu les as plus sous les yeux que c'est vrai.
— Ils ont aussi trouvé un flingue, j'ai ajouté, quand ils l'ont drainé il y a quelques années. Qui sait à quoi il avait servi ?
— Peut-être à rien, elle a répliqué. Peut-être, on l'a jeté ici pour qu'il ne serve pas.
Il y a eu un nouveau silence. Un couple a traversé le pont un peu plus loin. Au milieu, ils se sont enlacés. Toutes les deux, on a détourné le regard pour ne pas voler leur intimité. À vrai dire, ils étaient tellement pris par leur désir qu'ils se foutaient bien qu'on les regarde ou pas. Probablement que là où ils étaient, on n'existait même pas. Je me suis tournée vers la fille. J'ai pris le temps de mieux l'examiner. Sa coiffure n'était pas un hommage à la pop coréenne. C'était une perruque qu'elle avait ajustée à la va-vite. On devinait que dessous, il n'y avait que sa peau. Ça m'a noué un truc dans le ventre. Une autre raison que j'avais de ne pas aimer l'automne. Un vilain souvenir. Eva. Une amie du lycée. Quand elle était tombée malade, ça m'avait tellement retournée que j'avais longtemps repoussé le moment d'aller la voir. Trop longtemps. Vraiment, trop longtemps. Ma meilleure amie. C'était ce que je disais à l'époque. Comme elle avait dû me détester. Comme je m'étais détestée. La fille devait lire dans les pensées. Ou plus probablement, je n'ai jamais été douée pour cacher mes émotions.
— Ouais, elle a dit rajustant sa perruque, c'est la vie, que veux-tu...
— Pourquoi bleu ? j'ai demandé.
— Pourquoi pas ? elle a répondu. Tant qu'à faire, autant jouer le déguisement jusqu'au bout. Je me suis toujours demandé comment je serais, avec les cheveux bleus.
— Ça te va bien, j'ai dit. Je ne sais pas comment t'étais... avant, enfin, je veux dire... mais ça te va bien !
— J'étais très différente, avant, elle a dit. J'avais pas les tatouages, non plus. C'est aussi un peu ça, l'idée, pas être celle que j'étais avant, que les gens me voient comme la fille aux cheveux bleus et aux fleurs sur les bras, plutôt qu'arroser mes mauvaises herbes de leurs larmes.
J'ai attrapé sa main. Toute menue. Ça aurait pu être celle d'Eva.
— Je te rappelle, elle a dit en rentrant la tête dans ses épaules, que j'aime pas les meufs.
— Je sais, j'ai répliqué, moi non plus pour tout te dire, malgré les leçons de ma mère, qu'ont pas plus marché avec elle qu'avec moi. Elle se marie à nouveau dans dix jours, tu le crois, ça ? Mais je t'aime bien quand même.
Elle a tourné la tête vers moi. Elle m'a regardée, vraiment, pour la première fois, je crois. Puis se détournant rapidement, elle a dit : « Je crois que moi aussi, je t'aime bien. » Ça m'a fait du bien d'entendre ça. Et à elle de le dire, je crois.
Tout près de nous, entre deux pavés, dans un fond de poussières soufflé là par le vent, il y avait une minuscule fleur jaune qui poussait. Nos regards se sont rejoints sur cette fleur sauvage. J'ai la même ici, elle a dit en pointant du doigt son bras droit. Ce n'était pas tout à fait la même, mais dans la lumière des réverbères, ça pouvait faire illusion.
« Tu sais ce qui serait sympa », j'ai dit – on aurait pu croire que je parlais à la fleur. Et comme ni la fille ni la fleur ne répondait, j'ai continué : « Ce serait que tu m'accompagnes au mariage de ma mère. » Je me suis mordu les lèvres d'avoir dit ça. J'ai rougi aussi. D'où tu sortais cette idée, putain, assise au bord du canal à quatre heures du matin avec une fille-fleur que tu ne connaissais pas. Je cherchais comment reprendre ma proposition quand elle a dit : « Je crois bien que t'es folle, tu sais. » Puis elle a ri. Tellement fort que sa perruque s'est retrouvée de travers. Mais elle ne l'a pas rajustée, cette fois. Elle m'a fixée, amusée, et elle a ajouté : « Je suppose que j'arriverais bien à me trouver une robe à fleurs. Du même bleu que ma perruque, si c'est possible. »

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