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Nouvelles - Littérature Générale Collections thématiques- Le Temps
Je ferme les paupières. Ma façon de profiter un peu plus du doux soleil de printemps qui picore ma peau. J'ouvre les yeux. Une petite brise bienvenue taquine le sommet des pins parasols. Le parc qui jouxte le château Saint-Ange n'est pas très fréquenté à cette heure. Une mouette posée sur le muret en face me fixe d'un air curieux. Tu es le premier à rompre cet état de léthargie heureuse.
— On est bien là, non ?
— Oui. Tu te souviens, on venait souvent ici avec maman quand j'étais môme.
— Tu prenais toujours une glace deux boules, chocolat et pistache, chez Luigi et tu la faisais durer pour pouvoir la finir ici.
Les images trop longtemps contenues déferlent. La glace qui fondait, qui me coulait sur les doigts, son goût incomparable.
D'autres bouffées de passé me submergent. L'appartement de la via del Corallo. L'odeur du minestrone, des pâtes à la carbonara que préparait ma mère.
Le printemps à Rome qui coulait dans nos veines de mômes. Les bâtons que l'on jetait dans le Tibre en imaginant que c'étaient des navires qui allaient se perdre dans la mer. Nos courses échevelées au centre du cirque Maximus. Nos cavalcades dans les escaliers de la piazza di Spagna. Nos déambulations au milieu des touristes agglutinés autour de la fontaine de Trévi ou du Colisée.
En habitant cette ville, nous marchions tous les jours sur l'Histoire, nous faisions partie d'elle, mêlant nos rêves de gosse aux époques qui avaient façonné cet immense territoire de jeu. Nous étions tour à tour centurions, gladiateurs, spadassins ou chevaliers, princes ou voleurs, espions du Vatican ou empereurs, changeant de rôles, changeant de peaux suivant nos jeux du moment.
Petits bouts d'hommes privilégiés au cœur de la cité éternelle. Pourquoi l'ai-je quittée ? Le travail, la vie. Devenir adulte exige des compromissions. Je me rends compte aujourd'hui à quel point tout cela m'a manqué.
— Bon, je crois qu'il est temps d'y aller.
Là-bas, tout au bout de la via della Concillazione, la Basilique Saint-Pierre écrase de sa splendeur et de son symbole la place du même nom où grossit déjà la file de visiteurs. Pas notre direction. Nous marchons vers la station de métro Ottaviano, Ligne A. Peu de monde, quelques touristes. On les reconnaît à leur allure, aux guides et plans de la ville qu'ils tiennent à la main. Vingt arrêts pour arriver à destination. La rame est maintenant quasiment vide. Terminus : L'usine à rêves.
C'est toi qui m'avais donné ce nom.
En sortant de la station, toujours cette impression de me retrouver au bout du monde.
Sur la droite, des champs à perte de vue. Ligne d'horizon parfois rompue par ces alignements de cyprès, droits comme des cierges, si caractéristiques de la région et une ligne de pins parasols plus loin. Quelques bâtiments neufs aussi, un peu en retraits de l'autre côté de la route, qui paraissent incongrus et empruntés. Le tumulte de la ville paraît si loin.
Et puis, juste un peu plus loin, juste à quelques pas sur la gauche, l'entrée de l'Usine à rêves.
Sur le fronton d'une entrée fonctionnelle, neuf lettres qui ont subjugué le monde.
Neuf lettres qui font partie de ta vie.
Cinecittà.
Ton pass nous permet d'entrer sans emprunter le sas réservé aux visiteurs. La grande pelouse devant nous et cette tête immense, vestige de Casanova, plantée dans l'herbe, qui me foutait la trouille quand j'étais môme.
— Tu veux faire un tour par le musée Fellini ?
— Oui, pourquoi pas, j'ai le temps maintenant.
Ces salles, je les connais par cœur. Le musée n'est pas grand mais donne toujours cette impression que l'esprit du maestro rôde au-dessus de nos têtes. Les dessins, les costumes délirants, les objets sortis des films. Amarcord, La dolce vita, La strada, Huit et demi et tous les autres. Tu as bossé sur plusieurs d'entre eux.
Le temps s'arrête. Tout se mélange, passé, présent, futur peut-être.
Dernière salle avant de se retrouver à l'air libre.
Nous passons devant les immenses hangars et le théâtre No 5. Pas de tournage aujourd'hui, pas d'agitation frénétique.
Les premiers échafaudages. L'envers du décor. L'expression prend tout son sens. Enchevêtrement de tubes métalliques. Un mikado géant qui paraît ne pas avoir de logique. Derrière, les immenses plateaux en plein air. La Rome Antique est faite de résine et de contreplaqué. Toc trompe-l'œil d'un réalisme saisissant.
— Ma dernière série.
— Je sais.
Rome. Je n'ai pas raté un seul épisode.
Nous nous avançons au milieu de l'espace. La grande place pavée qui fait face à ces colonnes creuses et au temple de pacotille.
— Je crois que je suis arrivé.
Ta voix, ta voix toujours.
Le vent se lève. Une petite tornade de poussière balaie les rêves et les illusions.
J'ouvre l'urne. Tes cendres s'envolent, se mêlent au courant d'air, tourbillon gris qui se disperse pour hanter ces lieux que tu as tant aimés.
— Merci.
Ta voix, ta voix dans ma tête.
Mes yeux qui s'embuent.
La fin du film.
Ici, à Cinecittà.
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Pourquoi on a aimé ?
Il y a une mélancolie douce et maîtrisée dans ce texte. Spectateur, on assiste au voyage du narrateur dans ses souvenirs, on l'accompagne dans le
Pourquoi on a aimé ?
Il y a une mélancolie douce et maîtrisée dans ce texte. Spectateur, on assiste au voyage du narrateur dans ses souvenirs, on l'accompagne dans le