Fidèle aux Postes

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Raturin Mordulet s'était installé bien avant l'aube. Il se couchait tôt mais il ne dormait plus que quelques heures par nuit. Alors, tous les matins, à cinq heures, il était là, fidèle aux Postes.
La bûche, déposée sur les braises ravivées du foyer de la cuisinière à bois, s'était rapidement enflammée. Raturin avait posé sur la plaque la veille casserole contenant le reste de café de la veille. Dès que le breuvage avait commencé à frémir, il l'avait versé lentement dans l'antique bol fissuré qu'il avait depuis longtemps renoncé à rincer entre deux utilisations. Sortant son canif de la poche gauche de son pantalon, il en avait extrait la lame. Débarrassant la grosse miche du linge douteux dans laquelle elle était emballée, il s'était coupé une large tranche de pain noir. Il avait alors décroché le morceau de poitrine fumée qui pendait à la poutre principale de la pièce pour en prélever une barde qu'il avait déposée sur le pain. S'installant dans le fauteuil qui trône à l'extrémité de sa longue table de chêne noircie par les ans, il avait mangé et bu, comme tous les matins, en scrutant l'obscurité encore profonde au-delà de la fenêtre.
Les Mordulet avaient toujours vécu au village aussi loin que Raturin s'en souvienne. Ils avaient toujours occupé cette sombre chaumine aux épais murs de granit accolée à l'église dont les cloches étaient désormais silencieuses. À l'hiver 1919, la mère était morte, emportée par la grippe espagnole. Au printemps suivant, le père l'avait rejointe. Raturin venait d'avoir vingt et un ans, il était adulte aux yeux de la loi. Il avait continué seul à labourer la terre ingrate dont il avait hérité.
Aucune des filles du pays ne lui avait fait tourner la tête. Discret et taiseux, il avait traversé la vie en solitaire. Quand il avait définitivement cessé de travailler, il y a quarante ans de cela, il ne restait déjà plus au village que trois habitants, à peine plus jeunes que lui. On avait enterré le dernier il y a quinze ans, la veille de son centième anniversaire.
Depuis, Raturin attendait la mort. Mais la mort était ailleurs, loin, dans les pays de l'ancien Empire colonial dont les noms n'éveillaient plus en lui aucun écho. Elle était parfois plus proche aussi, dans les mouroirs de la ville ou au sortir d'un virage sur l'ancienne route nationale qui passait à l'écart du village.
En attendant la mort, Raturin tuait le temps. Il tuait le temps en essayant de l'arrêter. Il était certain que la camarde viendrait le chercher au crépuscule du premier jour où, au-delà de la fenêtre, il n'aurait plus observé la moindre trace de l'écoulement de ce temps avec lequel il était las de cheminer.
— Ça ne sera certainement pas aujourd'hui, mercredi, se disait-il en fixant sur le mur d'en face la petite boîte jaune dans le jour naissant.
La préposée aux Postes n'avait encore jamais manqué aucune levée. Elle s'arrêtait toujours, une fois par semaine, aux environs de midi. Elle descendait de sa camionnette, vérifiait qu'il n'y avait aucun courrier en partance et s'arrêtait toujours pour échanger quelques mots avec Raturin avant de repartir vers d'autres boîtes, moins vides.
Ce mercredi 17 juillet 2013, Agnès avait obtenu un congé exceptionnel pour convenances personnelles. Son supérieur hiérarchique n'avait pas jugé utile de préciser à son remplaçant de passer saluer M. Mordulet comme s'entêtait à le faire la jeune femme, qui estimait que ces quelques mots échangés régulièrement constituaient l'aspect le plus important de son devoir de service public.
La nuit était tombée, rien ne s'était passé, le temps ne s'était pas écoulé. La dernière pensée de Raturin avait été pour Agnès, il l'avait remerciée. Alors, enfin libéré, il avait une dernière fois fermé les yeux.

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