Faucille

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  • Merveilleux Et Fantastique
La taverne où vit Faucille ressemble à toutes les tavernes. On y trouve les cartes et les débats mille fois rebattus, du vin trop aigre et de la sacrée bonne bière. Si vous êtes assez menu, vous devriez pouvoir vous glisser sous un volet – ils sont mal ajustés – sinon, la porte fera aussi bien l'affaire. 
 Ce soir, en tout cas, l'atmosphère est agitée.
 
— La guerre ? Foutaises, tu as bu une chope de trop, mon pauvre Denis !
L'éclat de voix fuse de la rumeur des conversations en contrebas. Faucille, qui somnole dans l'angle entre deux poutres du plafond, se redresse soudain. 
Une voix éraillée rétorque :
— Je sais ce que j'ai entendu !
C'est Denis le Charpentier. Faucille voit sa touffe jaune pisse et son nez de poivrot d'ici. 
Intriguée, elle déplie ses ailes, noires et agiles comme celles des chauve-souris, et descend jusqu'au comptoir. 
— Ah, t'es là, toi ?
Denis tend vers elle son gros doigt ; elle grimpe dessus et il la pose sur l'anse de sa chope. Faucille en agrippe le bord, et plonge un minois ravi dans la cervoise fraîche. Elle rote d'aise, bidon gonflé, et adresse à Denis un sourire satisfait tandis que ses yeux rougeoient. 
— Raconte-moi ! lance Faucille.
— Eh ben, j'ai livré des pans de bois à Fosse-sur-l‘Étang hier, commence le charpentier, et Bettie la B-Batelière m'a dit qu'elle avait vu l'armée du Duc couper par les p-prés pour traverser au g-gué du D-Diable.
L'élocution du Denis empire avec l'alcool mais Faucille prend son mal en patience.
— Tout le monde sait bien, poursuit-il, que les Ci-Cités Libres, ça l'em-emmerde, le Duc. Ça fait un b-bout de temps que ça nous pend au n-nez, c'te guerre, et nous autres pauv' c-cons, on est juste c-coincés entre les deux.
Après ça, Denis est lancé, et d'analogie en digression, il passe sur les veaux maigres, les hivers trop longs et les étés trop chauds. 
 
Faucille le laisse à ses palabres. La guerre n'est pas l'affaire de la Féérie, mais si les canons commencent à cracher, leurs foyers seront détruits comme ceux des humains. 
Elle volète aux autres tablées dans l'espoir d'en apprendre davantage, mais on la chasse d'une main comme on le ferait d'un insecte. Elle feule, mord quelques cous et poignets en représailles, là où la peau est assez fine pour ses petites canines, et évite les claques d'un leste battement d'aile. 
Son manège attire le chat. Rampant, oreilles pointées, il se détend d'un coup et bondit sur Faucille. Elle l'évite, les yeux brillants, avant d'éclater d'un rire railleur. Le chat est lent et un peu idiot, empâté des restes qu'on lui jette dès qu'il fait les beaux yeux. Elle lui tire les moustaches et lui file entre les pattes.
 
Une fois blottie dans le bonnet qui lui sert de lit, elle en oublie presque les histoires de guerre de Denis.
 
* * *
 
La taverne tremble et grince dans le matin rugissant. Faucille s'éveille en sursaut. Une nouvelle secousse. Faucille est jetée à bas de sa poutre. Elle parvient tout juste à déplier ses ailes froissées de sommeil et de cervoise avant de s'écraser. Tout devient noir.
 
Faucille reprend connaissance en toussant et en crachant de la poussière de plâtre. Au-dessus d'elle, le ciel bleu paraît derrière les nuages. Pourtant, il semble neiger. Faucille jure. Elle jure et jette toutes les insultes qu'elle a un jour apprises des trolls, des gnomes et de Denis le Charpentier, qui n'a rien à leur envier dans ce domaine. Faucille contemple les tas de moellons et de colombages brisés qui formaient la taverne du village. Son foyer.
 
Claquant des ailes pour les débarrasser des débris de sa maison, elle s'élève au-dessus des ruines. Les armées du Duc se sont installées sur les champs de Berthe la Laboureuse ; à l'orée du Bois-Joli stationnent les milices des Cités libres. Le Duc a fait monter une imposante baliste, prête à lancer ses projectiles. Les Cités libres, elles, sont équipées de canons flambant neufs. Et entre les deux, le village, qui toutes ces années s'est sagement abstenu de s'allier à l'un ou l'autre.
Faucille réfléchit à toute vitesse. Si elle ne trouve pas de solution, le village sera réduit en cendres. C'est alors que son regard se porte sur les montagnes au-delà du Bois, où la crête du Pic des Cent-Sœurs se perd dans la brume. Faucille sourit lentement ; ses yeux rougeoient. 
 
Elle file à tire-d'aile. Les flèches et les boulets sifflent de toutes parts. Déstabilisée, elle lutte pour maintenir le cap. Fuyant à ses côtés, une troupe de fées se fait emporter, leurs fragiles ailes de libellules broyées par un roc. Faucille multiplie les pirouettes et les écarts mais soudain, un projectile transperce la membrane de ses ailes. Le souffle coupé par la douleur, Faucille commence à tomber en vrille. Elle tente de rester consciente, de trouver un courant chaud pour reprendre de l'altitude, quand brusquement elle sent des serres la saisir et l'emporter. Un croassement retentit au-dessus de sa tête. 
 
Le paysage tournoie autour de Faucille, les tentes aux couleurs vives dressées par les humains stupides, les branches des pins évitées de justesse et la montagne qui tangue au loin. Un rocher se rapproche à toute vitesse. Elle ferme les yeux, se prépare à l'impact. Qui est moins rude qu'elle ne le craignait. 
Faucille se retrouve assise, les jambes étalées devant elle et le cœur au bord des lèvres. Un gros bec gris lui cogne la poitrine.
 
— Merci, marmonne Faucille.
Corbeau, les plumes ébouriffées par leur course folle, la fixe de ses billes noires, tête inclinée.
— J'allais retrouver Dondon, explique Faucille. Elle est la seule à pouvoir arrêter leurs conneries.
Corbeau croasse : il approuve. Il sautille pour lui laisser un peu de place et Faucille déplie prudemment ses ailes. Ça fait un mal de chien mais elle s'en remettra. 
— Ça ira. Moi, j'essaie de réveiller Dondon et toi, tu dis à tout le monde de se planquer, OK ?
Corbeau acquiesce en battant des ailes et s'en va prévenir le petit peuple, gnomes des bois, écureuils et même cet idiot de chat. Manquerait plus qu'ils se retrouvent sur le chemin de Dondon quand elle arrivera.
 
Déstabilisée par sa blessure, Faucille s'envole à son tour, à grand peine. Elle profite du vent au ras des cimes, force sur ses ailes malmenées pour voler aussi vite qu'elle le peut. Le Pic des Cent-Sœurs grossit face à elle. Sur sa face ouest se découpe la gueule noire d'une caverne. Faucille s'y engouffre le cœur battant. Un corps immense aux écailles dorées luit à la faible lueur qui pénètre dans la grotte. En pleine sieste décennale, Dondon risque de ne pas être de très bonne humeur une fois tirée de son sommeil, mais il n'y a plus de temps à perdre.
 
Faucille grimpe sur une patte griffue, puis sur le dos surmonté d'une crête, avant de descendre sur le front de la dragonne. Elle crie, mais Dondon dort d'un sommeil de plomb. Elle lui soulève une paupière, souffle dans l'œil d'ambre qui la fixe. La dragonne exhale quelques fumerolles et remue avant de se mettre à ronfler. Au désespoir, Faucille descend sur son nez et lui met des coups de pied dans les narines en hurlant :
— Mais réveille-toi, nom d'un chauve-troll ! Ces stupides humains sont en train de tout détruire. Il faut les arrêter !
La dragonne cligne des yeux, darde sur Faucille un regard mauvais, ouvre sa gueule sur un formidable bâillement. 
— D'accord, d'accord. Mais tu me revaudras ça.
— Mon poids en or, promet Faucille.
— Ton poids en... ? Pff, soupire la dragonne en louchant sur Faucille toujours perchée sur son nez. Allez, accroche-toi.
 
En quelques coups d'aile puissants, Dondon passe la chaîne montagneuse et survole le Bois-Joli. Faucille, agrippée à la collerette de la dragonne, se sent fendre les airs. Le vent siffle à ses oreilles, lui arrache des larmes, retrousse ses lèvres sur ses petites canines. Alors que le champ de Berthe se dessine en contrebas, hérissé de lances et déjà bosselé d'impacts, le dos de Dondon se soulève et dans un formidable rugissement, la dragonne déchaîne son pouvoir. Les yeux écarlates, Faucille se repaît du spectacle des flammes dévorant armes et armées, n'épargnant que son village.
Et cet idiot de chat.

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