Faits de jeu

Qu'est-ce que je fous, bloqué sous ce qui ressemble à un tableau de bord ? Impossible de me relever, je ne sens plus mes jambes, mes mains palpent des morceaux de ferraille ou de plastique, je ne parviens pas à savoir. J'ai froid, très froid. Je pense à ma femme, à mes mômes. Pourvu qu'ils ne me voient pas dans cet état. Il faut pourtant bien que je sorte de ce merdier. Je dois faire mon rapport... pourquoi ça pue l'essence et la mort ?...
Qu'est qui s'est passé ?... Comment j'ai pu me retrouver au milieu de ce qui ressemble à un enfer ?
Je ferme les yeux... soudain, avant de m'endormir un éclair... ça y est, je me souviens. Le match de foot... Chambilly sous Valsonne, équipe visiteuse, contre Saint-Irigny sur Moignans... un match de chiens, rien que des furieux. Pourtant une rencontre (le terme est presque risible) de Régional 3, mais avec des enjeux de qualif' pour une coupe du monde. Cela fait trois jours qu'il pleut sans discontinuer, le terrain est à la limite du praticable
Régional 3, autrefois on disait Promotion d'Honneur. Honneur, tu parles ! En première mi-temps, j'ai essayé de les calmer en sortant quatre fois la biscotte, mais ça n'a pas empêché les gestes d'antijeu de se poursuivre. Gestes d'antijeu ! Je devrais plutôt parler de boucherie, genre « Massacre à la tronçonneuse ». Au début ça taquine, ça chambre et après, ça insulte les mamans.
Il en faut parfois peu pour que certains commencent à déborder de leur cahier de coloriage.
L'arrière central de Saint-Irigny a frisé le rouge direct après un tacle assassin sur le 10 adverse. Bilan les croisés et direction les urgences. « Du jeu rugueux » a commenté leur coach. « Viril mais correct ! » a appuyé leur président.
On était à la 75ème, score 0-0. Pour ne pas envenimer les choses, je me suis contenté d'un jaune. Au lieu de la jouer profil bas, cet abruti n'a pas cessé de me traiter de noms d'oiseaux, jusqu'à la fin du match. C'est dans le couloir qui conduit aux vestiaires que ça a dégénéré. Avec les deux juges de touche, nous étions en train de rejoindre le bureau des arbitres, en fait un Algeco pourri, sous les quolibets et les crachats des supporters de Saint-Irigny.
Diallo l'avant centre de Chambilly, un grand black, avait réussi à garder son calme pendant toute la partie, malgré les jets de bananes et les cris de singes des supporters adverses.
J'ai même failli arrêter le match, mais les conséquences risquaient d'être pires.
Ça a continué dans le couloir, Diallo et ses coéquipiers restaient imperturbables, jusqu'à ce qu'un des soigneurs de Saint-Irigny, un petit maigrichon au visage chafouin et au regard fourbe, arrive derrière le joueur en question et lui balance un coup de pied dans le dos. L'agresseur m'a fait penser à ces petits macaques de Bali qui viennent chiper de la nourriture ou vos lunettes sur votre table avant de se carapater dans les arbres. L'équipe de Chambilly se retourne comme un seul homme et c'est le top départ de la baston. Avec mes deux adjoints, nous essayons de les séparer à coups de sifflets stridents et de « Messieurs, s'il vous plaît !... », mais en vain. Les insultes et les coups pleuvent aussi contre nous : « Pourris, vendus ! Rendez le pognon ! » Tu parles, à 40 euros par match ! Un coup reçu dans le dos me fait vaciller. Question stabilité, les chaussures à crampons sur les peaux de bananes écrasées au sol, on fait mieux. Je tombe sur le dos, ma tête heurte violemment le carrelage et je perds connaissance.
Je me réveille dans l'ambulance des pompiers qui m'expliquent qu'ils doivent me conduire à l'hôpital pour passer une radio... par précaution.
- Vous avez vraiment pas de bol, l'équipe de Saint-Irigny, c'est une vraie bande de connards, me dit l'un des pompiers.
- A Chambilly, ils valent pas mieux... leur grand black a pété les plombs, il s'est mis à taper sur tout le monde, répond son collègue. C'est un de mes copains qui était au match qui me l'a dit.
- Oui ben, si les abrutis de Saint-Irigny lui avaient pas jeté des bananes.
Depuis le brancard, j'assiste impuissant à leur altercation qui vire rapidement au pugilat, échange de coups de poings, de coups de pieds. Il s'empoignent sans se soucier de leur blessé, se jettent d'un côté à l'autre du fourgon, renversant une partie du matériel de secours. Une bonbonne d'oxygène roule sur le plancher et choque les parois dans un bruit d'enfer.
- Non mais vous êtes pas un peu tarés, arrêtez-vos conneries ! Hurle le chef de bord. Prends la bretelle et arrête-toi, ordonne-t-il au chauffeur.
L'ambulance s'arrête alors que la bagarre est à son apogée. Leur chef ouvre les portes arrière, les deux hommes entrelacés comme des lutteurs de gréco-romaine, basculent hors du véhicule. Soudain, des phares illuminent l'habitacle, un coup de sirène rageur, le camion fait un strike avec les trois pompiers, embarquant les corps et l'ambulance...
Ça pue l'essence et la mort... Faudra que je rédige mon rapport d'arbitrage : équipes en présence, état du terrain, faits de jeu, surtout les faits de jeu, comportement des joueurs et des dirigeants... le chafouin, je vais pas le rater celui-là, quand on m'aura dégagé du tableau de bord.