Elles sont là.
Toutes les huit.
Elles trépignent d’impatience, s’échauffent, sautillent.
Chacune dans leur couloir.
Hope est là, également.
Et elle n’en trépigne pas moins, accroupie sous sa bâche.
Car elle aussi, aujourd’hui, elle va courir.
Mais pour l’heure, elle les regarde saluer la foule à tour de rôle lorsque leur nom retentit dans les speakers. Elle aurait envie de se joindre aux clameurs du public pour les encourager. Après tout, elle les connaît toutes. L’athlétisme de haut niveau est un petit monde. Et même si elles sont concurrentes, elle les admire. Elle les respecte. Elle les aime. Mais elle fait silence, main sur la bouche, car elle doit rester cachée. Elle doit se taire. Pour le moment.
Sa main glisse sur son menton quand l’ovation vient saluer celle qui se trouve dans le dernier couloir. L’acclamée donne un timide signe de tête et triture son dossard. Elle a l’air plus nerveuse que d’habitude. Mais ça se comprend. Ce sont ses premiers Jeux olympiques. Tout comme pour Hope. Et elle aussi est dévorée par l’angoisse. D’autant plus qu’elle, elle n’a pas de dossard à triturer.
Hope pose sa main au sol quand les clameurs cessent. Lors d’une compétition, elle met ce temps suspendu à profit pour repasser mentalement sa course à venir. Et cette fois-là n’y fait pas exception. Si ce n’est qu’elle a une acrobatie de plus à prendre en compte, aujourd’hui. Elle jette un dernier coup d’œil à la caisse qu’elle a déposée à côté de la barrière, et que – par chance – aucun organisateur n’a déplacée. Elle évalue la distance, une dernière fois, avant de reporter son attention sur la piste qu’elle va rejoindre dans quelques secondes. Les coureuses se sont mises en position, alors elle fait de même, écartant la bâche qui ne la dissimulera bientôt plus.
Le coup retentit, et c’est comme si plus rien n’existait. Rien d’autre que la course. Rien d’autre que cette piste que Hope rejoint en un éclair, jaillissant de sa cachette, bondissant sur la caisse. Son angoisse s’envole lorsqu’elle déboule dans la compétition, qu’elle sent le grip familier du tartan sous ses semelles alors qu’elle s’élance pour rattraper les autres. Elle se doute bien que ça s’agite dans les tribunes face à cet imprévu, tant du côté des spectateurs que des organisateurs. Elle comprend bien que ça fait désordre, neuf concurrentes pour huit couloirs. Mais, après tout, c’est une course de demi-fond. Une fois le top départ donné, c’est comme si ces lignes blanches disparaissaient. Chaque coureuse n’a plus d’yeux que pour celle qui la précède et qu’elle doit venir doubler. C’est d’ailleurs pour ça qu’elle a choisi cette course. Jamais elle n’aurait fait ce qu’elle est en train de faire s’il lui avait fallu occuper le couloir d’une autre et l’en déloger. Ça n’aurait pas été juste. Chacune de ces femmes a mérité sa place sur cette compétition. Et elle n’a pas dans l’idée de prouver le contraire. De prétendre qu’elle vaut mieux qu’elles. C’est faux, d’ailleurs. Elle a suivi leurs performances de la saison et sait que, même sans le léger retard qu’elle tente à présent de combler, certaines lui auraient de toute façon raflé la victoire. Non, elle ne fait pas ça pour gagner la course. Elle veut juste se faire une place dans le peloton qu’elle est à deux doigts de rejoindre. Sans doute que son entraîneur lui aurait dit que ce n’est pas une mentalité de future médaillée. Mais ça, c’était avant qu’on lui assène que sa protégée n’aurait jamais le droit de courir aux Jeux. Et qu’on lance des agents de sécurité à ses trousses pour l’atteindre avant qu’elle ne puisse entamer le deuxième tour de piste. C’est donc avec soulagement que Hope se mêle enfin aux autres coureuses. On ne viendra pas la chercher jusque dans le peloton, car ça risquerait de perturber la compétition. Et que chaque pays serait prêt à faire un scandale beaucoup plus important que celui qu’elle représente si par malheur on venait déconcentrer son athlète fétiche pendant sa performance. Elle est à l’abri désormais. Et elle est à sa place. Entourée de ses collègues qui, toutes à la potentielle médaille qu’elles veulent décrocher, ne l’ont même pas remarquée. Alors elle s’abandonne au plaisir de la course. Se laisse galvaniser par la foule qui hurle. Par cette piste qu’elle foule. Par l’intensité de cette atmosphère. Elle s’en gorge à s’en rendre ivre, laissant les larmes de joie couler sur son visage sans les essuyer. Ces instants, elle doit en profiter pour toute une vie. Car elle a bien conscience qu’après son esclandre, elle ne les revivra sans doute plus jamais. Mais elle laisse cette sentence loin derrière elle, comme l’une des concurrentes qu’elle vient de doubler alors que s’amorce le sprint final vers la ligne d’arrivée. Ce doit être la plus belle fin de course de sa carrière, si ce doit être la dernière. Alors elle lâche la bride. Allonge sa foulée comme elle ne l’a jamais fait. Frappe la piste du pied comme si elle devait s’envoler. Fixe toute son attention sur la queue de cheval de la coureuse de tête, qui se balance au rythme de la cavalcade. Jusqu’à ce que cette dernière ne s’écroule au sol et roule sur le dos, un sourire radieux sur son visage fatigué. C’est à cet instant que Hope réalise qu’elles sont arrivées au bout de la course. Elle ne sait même pas quel est son classement. Et ça n’a aucune importance, car de toute façon elle sait qu’elle ne sera pas comptabilisée. Qu’elle va même probablement être bientôt chassée de la piste.
Elle doit agir vite ! Vite avant qu’on l’écarte une nouvelle fois de cette compétition ! Aussi reprend-elle ses esprits et se rue là où elle l’a dissimulé. Ce drapeau qu’elle a caché quand personne ne la regardait. Ce drapeau blanc, rose et bleu qu’elle déplie d’un geste rendu fébrile par l’émotion et l’adrénaline. Ce drapeau de la fierté transgenre, sur lequel elle referme le poing et qu’elle brandit au-dessus de sa tête. Qu’elle brandit au public qui la désigne, clamant sa surprise, son hostilité ou son soutien. Elle ne sait pas si le médecin est là, lui aussi. Celui qui a jugé son taux de testostérone trop élevé et qui lui a laissé le choix entre courir ou se mutiler. Elle aime à s’imaginer que oui et que sa défaite va lui faire réviser ses grandes théories. Mais, pour l’heure, rien n’a changé, car elle entrevoit du coin de l’œil les agents de sécurité qui s’avancent pour la déloger de cette compétition qu’on lui a interdite. Alors, poussant un cri de victoire, Hope s’autorise un dernier tour de piste, laissant le drapeau flotter derrière elle. Comme elle aurait aimé le faire avec celui de son propre pays si elle avait été autorisée à concourir pour lui. Comme si elle avait gagné. Elle sait qu’on lui dira sans doute, une fois attrapée, qu’elle vient de tout perdre, de la course à sa crédibilité. Mais ce qu’ils ignorent, c’est qu’il ne s’agit pas là d’un sprint. Mais bien d’un relai. Et, alors qu’elle voit une jeune femme dans les gradins, le poing levé et un sourire ému sur le visage, alors elle sait qu’elle a fait sa part du travail. Qu’elle vient de passer le témoin avec succès.
Alors qu’on la ceinture pour la faire sortir, elle sait que cette course-là vient à peine de commencer et qu’il leur reste une chance de la gagner.
Toutes les huit.
Elles trépignent d’impatience, s’échauffent, sautillent.
Chacune dans leur couloir.
Hope est là, également.
Et elle n’en trépigne pas moins, accroupie sous sa bâche.
Car elle aussi, aujourd’hui, elle va courir.
Mais pour l’heure, elle les regarde saluer la foule à tour de rôle lorsque leur nom retentit dans les speakers. Elle aurait envie de se joindre aux clameurs du public pour les encourager. Après tout, elle les connaît toutes. L’athlétisme de haut niveau est un petit monde. Et même si elles sont concurrentes, elle les admire. Elle les respecte. Elle les aime. Mais elle fait silence, main sur la bouche, car elle doit rester cachée. Elle doit se taire. Pour le moment.
Sa main glisse sur son menton quand l’ovation vient saluer celle qui se trouve dans le dernier couloir. L’acclamée donne un timide signe de tête et triture son dossard. Elle a l’air plus nerveuse que d’habitude. Mais ça se comprend. Ce sont ses premiers Jeux olympiques. Tout comme pour Hope. Et elle aussi est dévorée par l’angoisse. D’autant plus qu’elle, elle n’a pas de dossard à triturer.
Hope pose sa main au sol quand les clameurs cessent. Lors d’une compétition, elle met ce temps suspendu à profit pour repasser mentalement sa course à venir. Et cette fois-là n’y fait pas exception. Si ce n’est qu’elle a une acrobatie de plus à prendre en compte, aujourd’hui. Elle jette un dernier coup d’œil à la caisse qu’elle a déposée à côté de la barrière, et que – par chance – aucun organisateur n’a déplacée. Elle évalue la distance, une dernière fois, avant de reporter son attention sur la piste qu’elle va rejoindre dans quelques secondes. Les coureuses se sont mises en position, alors elle fait de même, écartant la bâche qui ne la dissimulera bientôt plus.
Le coup retentit, et c’est comme si plus rien n’existait. Rien d’autre que la course. Rien d’autre que cette piste que Hope rejoint en un éclair, jaillissant de sa cachette, bondissant sur la caisse. Son angoisse s’envole lorsqu’elle déboule dans la compétition, qu’elle sent le grip familier du tartan sous ses semelles alors qu’elle s’élance pour rattraper les autres. Elle se doute bien que ça s’agite dans les tribunes face à cet imprévu, tant du côté des spectateurs que des organisateurs. Elle comprend bien que ça fait désordre, neuf concurrentes pour huit couloirs. Mais, après tout, c’est une course de demi-fond. Une fois le top départ donné, c’est comme si ces lignes blanches disparaissaient. Chaque coureuse n’a plus d’yeux que pour celle qui la précède et qu’elle doit venir doubler. C’est d’ailleurs pour ça qu’elle a choisi cette course. Jamais elle n’aurait fait ce qu’elle est en train de faire s’il lui avait fallu occuper le couloir d’une autre et l’en déloger. Ça n’aurait pas été juste. Chacune de ces femmes a mérité sa place sur cette compétition. Et elle n’a pas dans l’idée de prouver le contraire. De prétendre qu’elle vaut mieux qu’elles. C’est faux, d’ailleurs. Elle a suivi leurs performances de la saison et sait que, même sans le léger retard qu’elle tente à présent de combler, certaines lui auraient de toute façon raflé la victoire. Non, elle ne fait pas ça pour gagner la course. Elle veut juste se faire une place dans le peloton qu’elle est à deux doigts de rejoindre. Sans doute que son entraîneur lui aurait dit que ce n’est pas une mentalité de future médaillée. Mais ça, c’était avant qu’on lui assène que sa protégée n’aurait jamais le droit de courir aux Jeux. Et qu’on lance des agents de sécurité à ses trousses pour l’atteindre avant qu’elle ne puisse entamer le deuxième tour de piste. C’est donc avec soulagement que Hope se mêle enfin aux autres coureuses. On ne viendra pas la chercher jusque dans le peloton, car ça risquerait de perturber la compétition. Et que chaque pays serait prêt à faire un scandale beaucoup plus important que celui qu’elle représente si par malheur on venait déconcentrer son athlète fétiche pendant sa performance. Elle est à l’abri désormais. Et elle est à sa place. Entourée de ses collègues qui, toutes à la potentielle médaille qu’elles veulent décrocher, ne l’ont même pas remarquée. Alors elle s’abandonne au plaisir de la course. Se laisse galvaniser par la foule qui hurle. Par cette piste qu’elle foule. Par l’intensité de cette atmosphère. Elle s’en gorge à s’en rendre ivre, laissant les larmes de joie couler sur son visage sans les essuyer. Ces instants, elle doit en profiter pour toute une vie. Car elle a bien conscience qu’après son esclandre, elle ne les revivra sans doute plus jamais. Mais elle laisse cette sentence loin derrière elle, comme l’une des concurrentes qu’elle vient de doubler alors que s’amorce le sprint final vers la ligne d’arrivée. Ce doit être la plus belle fin de course de sa carrière, si ce doit être la dernière. Alors elle lâche la bride. Allonge sa foulée comme elle ne l’a jamais fait. Frappe la piste du pied comme si elle devait s’envoler. Fixe toute son attention sur la queue de cheval de la coureuse de tête, qui se balance au rythme de la cavalcade. Jusqu’à ce que cette dernière ne s’écroule au sol et roule sur le dos, un sourire radieux sur son visage fatigué. C’est à cet instant que Hope réalise qu’elles sont arrivées au bout de la course. Elle ne sait même pas quel est son classement. Et ça n’a aucune importance, car de toute façon elle sait qu’elle ne sera pas comptabilisée. Qu’elle va même probablement être bientôt chassée de la piste.
Elle doit agir vite ! Vite avant qu’on l’écarte une nouvelle fois de cette compétition ! Aussi reprend-elle ses esprits et se rue là où elle l’a dissimulé. Ce drapeau qu’elle a caché quand personne ne la regardait. Ce drapeau blanc, rose et bleu qu’elle déplie d’un geste rendu fébrile par l’émotion et l’adrénaline. Ce drapeau de la fierté transgenre, sur lequel elle referme le poing et qu’elle brandit au-dessus de sa tête. Qu’elle brandit au public qui la désigne, clamant sa surprise, son hostilité ou son soutien. Elle ne sait pas si le médecin est là, lui aussi. Celui qui a jugé son taux de testostérone trop élevé et qui lui a laissé le choix entre courir ou se mutiler. Elle aime à s’imaginer que oui et que sa défaite va lui faire réviser ses grandes théories. Mais, pour l’heure, rien n’a changé, car elle entrevoit du coin de l’œil les agents de sécurité qui s’avancent pour la déloger de cette compétition qu’on lui a interdite. Alors, poussant un cri de victoire, Hope s’autorise un dernier tour de piste, laissant le drapeau flotter derrière elle. Comme elle aurait aimé le faire avec celui de son propre pays si elle avait été autorisée à concourir pour lui. Comme si elle avait gagné. Elle sait qu’on lui dira sans doute, une fois attrapée, qu’elle vient de tout perdre, de la course à sa crédibilité. Mais ce qu’ils ignorent, c’est qu’il ne s’agit pas là d’un sprint. Mais bien d’un relai. Et, alors qu’elle voit une jeune femme dans les gradins, le poing levé et un sourire ému sur le visage, alors elle sait qu’elle a fait sa part du travail. Qu’elle vient de passer le témoin avec succès.
Alors qu’on la ceinture pour la faire sortir, elle sait que cette course-là vient à peine de commencer et qu’il leur reste une chance de la gagner.