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Nouvelles - Littérature Générale J'ai gardé à jamais, dans l'immense grenier des souvenirs d'enfance, ceux de quelques étés passés en bord d'Isère pour le temps des vacances. C'était pour m'aérer, me disaient mes parents, se justifiant ainsi que j'y parte au plus tôt. Mais à l'adolescence, j'échafaudai alors, une seconde hypothèse : leurs vacances commençaient le même jour que les miennes !
Et ainsi, chaque été, je rentrais dans la Drôme pour y être aéré, comme on fait d'une chambre ou d'un vin qu'on carafe. Contraint à décanter, je me laissais aller à ces journées légères qui nourrissaient si bien mon imagination.
La demeure familiale avait eu plusieurs vies que mon arrière-grand-mère aimait à raconter. Dans la partie ancienne trônait un atelier où ma grand-mère peignait. Les murs, de blanc vêtus, simulaient un néant que venaient contrarier ses toiles lumineuses. Tout près du chevalet, des bâtonnets d'encens libéraient des fumées s'élevant en volutes.
Durant les premiers jours de mes grandes vacances, je faisais pénitence, le temps de me défaire des réflexes scolaires consentis dans l'effort. Je prenais à nouveau possession de ces lieux, retrouvant des objets que j'avais oubliés, parfois quelques vêtements devenus trop petits, et surtout, les anciens qui portaient notre histoire : des intrigues de guerre, de chasse et de bistrots, de héros résistants et de pêche interdite.
La semaine suivante, ma cousine arrivait et à partir de là, s'engageait notre été car nous étions complices. L'âge que nous avions nous poussait aux bêtises, aussi, pour filer droit, mon grand-père avisé avait une parade.
Pour avoir été sage durant toute une semaine, ou ne l'ayant pas été sans avoir été pris, nous allions faire la vie.
Il faut bien l'avouer, nous ne comprenions pas ce que ça signifiait. À défaut, nous comprîmes plus tard qu'à cette époque, nous étions, nous, la vie, à défaut de la faire.
C'était une odyssée toujours dominicale, possible en ce temps-là grâce à sa 403, une Peugeot familiale d'un bleu très à la mode qui tirait vers le vert.
Nous étions au jour dit et un peu avant l'heure, soigneusement installés sur la banquette arrière, et restions immobiles compte tenu de l'enjeu.
Un coup de démarreur ou bien de manivelle, la voiture s'ébrouait, l'aventure commençait.
Après quelques minutes, nous savions reconnaitre le bruit des gravillons crissant sous les pneus. Nous étions Chez Marcelle, un bistrot ouvrier, place des cordeliers.
Il fallait s'efforcer de ne pas trépigner, ce qui, nous le savions, aurait pu nous priver de cette récompense. Comme une ultime épreuve et juste avant d'entrer, nous étions inspectés : chaussures immaculées, frimousses nettoyées et dents étincelantes.
S'il était satisfait, grand-père hochait la tête et nous ouvrait la porte. À peine à l'intérieur, ça sentait la picole et une fumée âcre nous rougeoyait les yeux. Mais notre récompense était à ce prix-là. Nous entrions tous deux dans un lieu interdit aux enfants de notre âge et ce léger vertige nous gonflait de fierté.
Dans la salle du bistrot c'était comme à l'alpage le temps des transhumances : on y apercevait des bêtes fatiguées ayant toutes une histoire et qui avaient morflé.
La plupart des clients parlaient d'une voix forte comme on cause à l'usine. Tout le monde y allait de son avis sur tout. On ne se souciait pas de qui pouvait répondre, on parlait, on riait, on brûlait l'amertume à défaut de café. Certains, désespérés, plus ou moins consciemment, inhalaient et buvaient bien plus que de raison pour congédier leur vie dans les meilleurs délais.
Sur leurs joues colorées, des capillaires brisés persillaient leurs visages. Ils avaient tous des noms faits de doubles syllabes : Riri, Mimi, Loulou. Nous pensions au début qu'ils les avaient créés afin que nous puissions mieux les mémoriser.
Sous la cendre encore chaude, de grands cendriers bleus, décorés de gitanes ou de casques gaulois, tentaient de contenir une armée de mégots.
Marcelle, souriante, apparaissait radieuse. La fumée dessinait autour de son visage des boucles grisonnantes et tuait en silence ceux qui la respirait. Mais nous étions encore au temps de l'ignorance.
Les commandes fusaient, blanc limé, cardinal, cosaque ou singe à l'eau. Nous déclamions, gaillards, menthe à l'eau, diabolo ou bien lait grenadine. Nous faisions là nos gammes, nos débuts au comptoir, sous le regard complice de nos anges gardiens.
Mon grand-père s'activait, serrant autour de lui quelques bouquets de mains qu'aucune pandémie ne lui interdisait.
Marcelle apparaissait, nos deux verres à la main puis du bout du menton, nous guidait vers la salle. Les tables les plus grandes tentaient de se cacher sous des toiles cirées que quelques enivrés suppliciaient en silence avec leurs mégots.
Quand la salle était pleine, nous pouvions nous jucher sur des chaises très hautes juste à l'orée du bar.
Assis à hauteur d'homme, ultime récompense, nous avions devant nous un engin rutilant qui, moyennant finance, déversait sans compter dans nos mains trop petites son lot de cacahuètes.
Il nous fallait alors faire nos plus beaux sourires avec un air contraint et l'œillade un peu triste pour voir alors surgir d'une poche ou d'une autre, la pièce convoitée éclairer nos visages.
Au bout d'un certain temps, mon grand-père, impassible, prenait ses cigarettes et nous faisait un signe qui désignait la porte. Nous saluions Marcelle qui déjà s'affairait à servir d'autres tables.
Nous sortions étourdis et faisions quelques pas, marchant vers la carotte d'un bureau de tabac.
Mon grand-père y entrait et prenait sa cartouche. Nous ne nous doutions pas qu'il y avait ici un jeu de mots macabre qui allait l'emporter.
Nous passions près de lui et nous nous faufilions vers un petit carton qui abritait des cônes faits de papier brillant. Dans ceux-ci se trouvait tout l'univers magique d'un enfant de l'époque, à savoir des bonbons et de petits jouets.
Nous choisissions alors chacun notre « surprise » mais il fallait attendre avant de les ouvrir et le trajet retour nous paraissait bien long. Avec nos mains expertes, nous pouvions les palper, imaginant ainsi ce qu'elles pouvaient cacher. Ce n'est qu'en arrivant que nous les déchirions jusque dans leurs entrailles pour ne rien y laisser.
Nous avions fait la vie.
À l'été 68, mon grand-père fut hospitalisé.
Je connaissais ce mot. J'étais passé par là depuis mes amygdales et dis à ma cousine que d'ici quelques jours, il serait de retour.
À la fin de semaine et un peu dans l'urgence, nous fûmes autorisés à lui rendre visite. Mais une fois là-bas, tout le monde pleurait et on nous expliqua qu'il allait s'en aller pour un très long voyage.
Fermement décidés à pouvoir le garder, une fois dans la chambre, on se mit à promettre un siècle de sagesse, de dents étincelantes et de souliers cirés.
Ce n'était pas assez.
Il mourut peu après sous un ciel bleu azur, rappelant les couleurs des paquets de gitanes et des casques gaulois. Nous ne revînmes jamais au café Chez Marcelle.
Nous étions bien trop jeunes pour savoir reconnaitre le bruit particulier de ce petit bonheur qui s'en était allé. Il ne servait à rien de lui courir après, il reviendrait un jour, si l'envie lui prenait.
Le voilà qui revint un matin d'écriture. Sur le haut de ma feuille, il se tenait bien droit et quand je l'aperçus mon regard se brouilla.
Me revinrent en mémoire, mes étés à Romans, les bruits doux de l'enfance, le regard attendri des aïeux disparus, Louise et Napoléon, Paulette et Nicomède, Antoine et Léonie.
Souvent quand il fait beau, j'emmène le dimanche mes enfants au marché avec leurs enfants. Ils butinent devant et nous fermons la marche. C'est une tradition, pas une récompense, sauf si le hasard, trop bien intentionné, nous fait passer devant un marchand de jouets.
Il nous faut voir l'enfance comme une terre fertile que nous devons boiser des plus belles essences de souvenirs précieux. Certains seront tuteurs et serviront d'exemple, d'autres aux épais feuillages proposeront une ombre qui nous donne un répit dans la vie qui avance et qui parfois nous brûle.
C'est ainsi qu'on a tous une histoire ou alors à défaut, une intuition intime.
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