Nouvelles
Histoire d'art
2 min
Face à la déesse
Raphaëlle Frémont <br><i>Conférencière à la Réunion des musées nationaux – Grand Palais</i>
Le vieux chat sauvage s'est faufilé pour aller se frotter à ses jambes, et elle n'a pas bougé. Alors il s'est allongé à ses pieds, comme s'il devinait que c'est elle qui régit tout ici. Je n'ose pas me pencher pour le caresser de peur de rompre le moment.
Je la dévisage, elle, Niki de Saint Phalle, cette artiste dont la beauté a tellement été louée, photographiée. On aurait pu croire qu'en vieillissant elle s'altérerait, mais moi je la trouve encore plus belle. La souffrance de sa vie a marqué ses rides, et elle a l'air d'une héroïne, bien plus aujourd'hui qu'hier. Je l'ai aimée au premier regard. C'est pour ça que je suis venue ici, au jardin des Tarots, au cœur de la belle Toscane italienne. Je coupe les miroirs qui recouvrent petit à petit l'intérieur de ses statues monumentales.
En réalité, jamais je n'aurais imaginé un projet aussi démesuré. Niki a imaginé des sculptures colossales, parfois habitables, recouvertes de carreaux de faïence colorée, inspirées des figures des cartes de tarot qui hantent son esprit. Et elle, bien sûr, habite et dort dans les entrailles de l'Impératrice, se reflétant dans les milliers de miroirs que nous, ses apprentis, avons coupés pour elle.
Ce soir, ses yeux se sont posés sur moi. Elle a sorti de sa poche son vieux jeu de tarot et elle a commencé à me tirer les cartes. J'ai bien vu qu'elle avait du mal à respirer. Ses poumons, probablement endommagés par les particules de polyester qu'elle respire quotidiennement, semblaient la faire souffrir. J'avais envie de lui prêter les miens pour la libérer, et en même temps je retenais ma respiration pour ne pas rompre la magie de l'instant. Les autres ouvriers étaient partis petit à petit, et le silence s'est fait quand elle a retourné mes trois cartes. Assez de silence pour que le chat ronronne à ses pieds. Assez de silence pour que j'entende ses poumons siffler.
Ses yeux ne quittent pas la carte centrale quand elle murmure : « la Justice ».
Je ne peux m'empêcher de lever les yeux vers la sculpture gigantesque qui incarne cette carte et qui se dresse, massive et drôle, détonnant avec ma Niki, frêle et sinistre face à moi. Le contraste me fait frissonner.
Et tout à coup, j'imagine Niki grosse, folle et colorée, sa silhouette maigre s'effaçant devant celle, imposante, de sa statue. Dans ma tête, des seins énormes remplacent sa poitrine décharnée. Je vois son amour s'incarner et persévérer, malgré les épreuves qu'elle a vécues, malgré sa souffrance et sa colère. Devant moi, il y a deux Impératrices qui n'en forment finalement qu'une.
Niki suit mon regard me souffle : « et les plateaux ? ».
Je sens les larmes qui montent de mon cœur à mes yeux, et pour la première fois je réalise qu'elle n'a pas représenté les plateaux de la balance de la Justice comme dans la carte de tarot ou comme dans les statues de la République : déséquilibrés. Comme pour montrer que, pour elle, tout le monde est véritablement égal.
Je suis émue. Elle me prend la main. Et dans ce moment, elle n'est plus la carte de l'Impératrice dont nous ne sommes que les arcanes mineurs, nous sommes... égales.

« La Justice » de Niki de Saint Phalle
Niki de Saint Phalle est une artiste franco-américaine du XXe siècle. Elle commence la réalisation du Jardin des Tarots en 1979. Celui-ci ouvrira ses portes 19 ans plus tard, en 1998. Pour la figure de « La Justice », Niki de Saint Phalle a remplacé les 2 plateaux traditionnels par les seins de la dame pour la rendre plus maternelle. Une porte invite à entrer dans la sculpture, véritable maison humaine où l'artiste a vécu pendant toute la durée du projet.
© Short Édition - Toute reproduction interdite sans autorisation