Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Plus personne n'existait autour de nous. C'était comme si le temps s'était arrêté. C'était comme si le temps s'était étiré. C'était comme si le temps n'avait plus eu le temps de se mesurer lui-même.
Pendant ce court instant, j'ai eu l'impression de me voir de l'extérieur. Mes yeux étaient devenus une caméra posée sur un trépied, juste là, à quelques mètres. Juste assez loin pour avoir un plan d'ensemble sur la scène en cours. J'étais la propre spectatrice d'un moment élastique.
Vous connaissez sûrement l'aspect caoutchouteux d'un chewing-gum ou d'un bonbon resté trop longtemps au soleil, n'est-ce pas. Une fois que cette minute, que cet instant est passé, le souvenir que j'en ai eu m'a suivi comme la sensation d'une main pleine de sucre, qui colle sur chaque surface qu'elle touche. On a beau la frotter sur tous les tissus, tous les murs, toutes les surfaces lisses que l'on trouve sur notre chemin, la peau reste gluante. On la regarde, cette main sale, avec une expression de dégoût démesurée par rapport au problème qu'elle nous apporte. Mais une fois qu'on la connaît, cette sensation, on n'a qu'une seule envie : s'en débarrasser.
Je n'en avais pas encore conscience à ce moment-là. Je sentais le goût amer du souvenir me pénétrer secondes par secondes sans pour autant me rendre compte que je vivais encore l'instant présent. J'étais déjà dans le futur, totalement déconnectée de mon corps et de toute sensation de toucher.
Le restant de ma journée a été noyée dans un brouillard que je ne saurais pas décrire avec clarté. Je me vois seulement agir mécaniquement à certains signaux visuels et sonores. Un geste de main, un rire, un sourire, un regard, la sonnerie à moins cinq, la foule de lycéens et lycéennes qui colonise les couloirs en moins d'une minute et, dès les cinq suivantes, chacun est de retour à son poste. Je m'étais assise derrière une table pleine de graffitis, sur une chaise inconfortable au possible, aussi inconfortable que la sensation de ne pas être présente dans mon corps lorsque les cours ont repris cette après-midi là.
Je ne me souviens pas de grand-chose de ce jour-là à part ce qu'il s'est passé avant cette fameuse minute. Ce qui a estompé le brouillard dans lequel j'avais été mystérieusement plongé, c'est un chauffard qui avait failli m'écraser alors que j'étais sur le passage piéton. Il a pilé dans un bruit assourdissant et sa voiture s'est arrêtée à quelques centimètres de mes jambes. Le pire dans tout ça, ce n'est même pas le fait qu'il se soit enfui comme un lâche, mais plutôt le fait que je n'ai éprouvé aucune peur. J'avais juste regardé le conducteur, hébétée, en clignant des yeux comme une débile. Les gens autour de moi avaient des visages déformés par la terreur et moi, je ne ressentais rien. En une minute, j'aurais pu crever, et pourtant je n'ai rien ressenti. En tout cas pas dans l'immédiat.
Lors du dîner, j'ai regardé mon assiette comme si j'attendais que son contenu vienne de lui-même jusqu'à ma bouche. C'est ma mère qui a fini par me secouer, à moitié préoccupée par mon état.
Le plus important, c'était sa binouze et la télévision.
Et je suis retournée au lycée le lendemain. Et le surlendemain. Et la semaine suivante, l'air de rien.
En quelques jours, j'ai appris à connaître le sol. Je connaissais désormais par cœur le carrelage de mon établissement alors que j'avais toujours critiqué les personnes qui ne regardaient pas devant eux quand ils marchaient. La seule fois où j'ai relevé la tête de mon plein gré et non par obligation ou par politesse, c'était pour croiser sa sale gueule.
Et j'ai vu le brouillard de nouveau brouiller mes sensations.
La minute s'est de nouveau transformée en éternité. J'ai senti mes forces quitter mon corps et la petite étincelle de vie qui faisait marcher toute cette mécanique a été soufflée d'un seul coup.
Il m'a frôlé. Il a continué son chemin. Il avait juste l'air normal.
Moi, j'étais la plante verte, l'esprit errant, l'objet de décoration inutile sur un meuble.
Étonnement, j'ai terminé ma scolarité avec l'obtention de mon bac à un cheveu. Après ça, toutes mes années lycées avaient disparu dans un abîme si profond de ma mémoire que je ne pensais pas qu'ils me reviendraient à la figure des années plus tard. À cause de la télévision, qui plus est, cette saloperie qui a empêché ma mère de se souvenir que j'existais.
On en a parlé aux informations. Ç'avait fait les gros titres. Un type avait été arrêté après une vague de réaction et de solidarité sur les réseaux sociaux. Je m'en souviens très clairement. J'ai même lâché le verre que j'avais dans la main à ce moment-là.
En une minute, une flaque d'eau s'est formée autour de mes pieds. Des éclats de verre ont glissé sur le carrelage dans un bruit sourd. J'étais comme encerclée par des mines prêtes à exploser si j'avais le malheur de bouger mes pieds. Ma respiration s'est arrêtée quelques secondes. J'avais l'impression que mon corps et tous mes organes avaient été coulés dans du béton. Tout m'est revenu. Tout.
Ça m'avait semblé durer une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Cet homme, à l'époque lycéen, m'avait violemment poussé contre le mur d'un couloir quasiment vide où je passais sans rien demander à personne. Je lui avais demandé de me laisser tranquille. Je me suis débattue. Il m'a simplement murmuré, en déchirant mon collant et ma culotte d'une main de fer :
– T'avais pas qu'à en mettre une aussi courte, petite salope.
Il a couvert ma bouche avec son autre main. Une main de bûcheron, sèche, rêche, sale.
Mon âme m'a quitté en une seconde. Et depuis, je ne sais plus ce que vaut une minute, une vraie minute, une éternité.