Evasion

Je ne dois pas être normal : mes camarades sont toujours en groupe et moi je reste en dehors. La solitude est ma plus grande amie. Je l'ai conquise, je l'ai rendue heureuse par la sueur de mon corps grâce à mon bien le plus précieux. C'est d'un ringard, j'ose à peine en parler.
Je rentre à la course du lycée pour ne pas manquer un seul instant de ce bonheur qu'il m'offre.
Mon état de fébrilité ne s'apaise qu'une fois la selle enfourchée. Eh oui, je vous fais attendre, ça énerve. Allez, je vais vous parler de mon vélo !
Il a l'allure d'un "course". Racé, avec la même finesse qu'un cheval de compétition. Mon vélo est jaune lumière. Je n'ai pas manqué d'habiller une mécanique si raffinée de ma couleur préférée. Il répond bien à mes attentes. Les dérailleurs sont doux à manœuvrer : un régal.
Toutes ses réactions, les moindres points durs dans la mécanique, les petits bruits anormaux, presque imperceptibles, me mettent en éveil. Et je sais le réparer !
Une complicité de plus en plus forte s'est établie entre la route et moi. La moindre montée se mérite, les descentes me grisent. Ce long serpent d'asphalte me conduit très vite hors de la cité dont je me sens captif. Dès mes premières sorties, j'ai pris conscience de mon enfermement. La nature se revêt d'apparats pour m'accueillir, patchwork des terres cultivées, courbes d'horizons ciselées, douceur de l'air aux belles saisons dans lequel je pénètre avec volupté, toujours des odeurs et des sensations nouvelles.
A force de lire, j'enrichis mon vocabulaire, à force de m'entraîner, mes performances s'accroissent. Il en est de même pour Emmie qui tourne sur le stade, tous les deux jours, au moins une heure. L'an prochain son âge l'autorisera, enfin à tenter le quinze mille. Courir avec elle, j'ai essayé. On arrêtera là, je ne veux pas me diminuer à ses yeux. Courir après elle, c'est autre chose mais je dois éviter que ça se voit. Mais la concurrence est forte et opiniâtre.
Je m'échappe tous les mercredis après midi. Cinquante kilomètres représentent un maximum difficile à dépasser, d'autant que je privilégie la montagne, mon point faible.
Je la recherche pour la jouissance de l'effort et, lorsque le col surgit, je domine le monde. Ma rêverie finie, j'attaque l'autre versant avec hargne.
J'excelle dans les descentes enivrantes aux virages courts, où je mets mon audace en jeu. Ma confiance en mes freins est totale, de même qu'en celle de mon vélo tout entier.
Je m'en remets parfois au jugement de Dieu. Je peux être emporté à tout jamais dans un accident mortel. Je le sais et pourtant la peur ne m'habite pas. Sauf lorsque les graviers se manifestent.
Le vent lisse mon visage et mes cheveux. C'est bon. Alors je chante, ou je crie ma joie d'exister.
J'aime vivre ces moments forts, ils me transcendent mais me rendent vulnérable, je le sais. La jeunesse ignore les embuscades de la vie lorsque le sentiment de force l'envahit.
Vous devez savoir aussi que j'aime la lecture. Je ne dois pas être normal car un élève du technique ne lit pas.
Actuellement je me laisse embarquer par "La citadelle" de Saint-Exupéry. Je dispose d'au moins vingt citations dans lesquelles je puise pour argumenter mes dissertations. Ma prof semble apprécier, c'est mon truc. Emmie ne lit pas, elle joue du piano. Je voudrais l'entendre.
En cachette j'écoute Chopin et Litz pour être au courant et j'aime ! Je ressens comme des frissons qui me parcourent le dos.
Où j'en étais de mon discours? Ah oui! Par ma bicyclette je me transforme, je le vois bien.
Elle me procure une liberté de mouvement et remplit mon corps d'énergie. De l'évasion vient mon audace et je vais toujours plus loin, même dans mes pensées où s'allume la ferveur d'être.
J'ai haï ma solitude et maintenant je ne veux plus m'en séparer. J'ai besoin d'elle. Elle n'est plus refuge ou lieu de fuite mais havre de paix, cabane pour jouer, affût pour mieux observer le monde.
Pendant les grandes vacances je partage mon bonheur avec mon cousin Eden.
Dès notre première sortie à vélo nous savions que ça fonctionnerait entre nous.
Goût de l'effort, audace certaine en descente, formidable envie de rouler. On se parle peu, on se comprend d'instinct. Très fort en côte, il ne met pas en avant cette qualité comme aucune autre d'ailleurs. Jamais il ne me distance. Pourtant il est plus fort que moi. Je le sais. Un garçon reposant, réservé. Je progresse à ses côtés et tout me parait plus facile.
De temps à autre nous nous lançons des défis, comme ça, sans prévenir. Souvent il me laisse gagner. Je l'ai réalisé bien plus tard lorsqu'il a été sélectionné pour la "Route des espoirs".
On ne compte plus les kilomètres. Notre forme est éblouissante. On est, comment dit-on, affûtés !
On se comprend sans se parler. Raconter quoi : bonne route, excellente forme ? Des banalités.
Visages radieux, respirations profondes, sueur sur notre front, regards portés vers le lointain.
Le silence. La lumière nous inonde. Mes ressentiments s'envolent et mon corps chante son bien-être. Je rentre lavé, reposé.
Avec Eden la pure amitié, absente jusqu'alors de ma vie, avance vers moi d'un pas décidé.

J'apprécie de lire, dans un pré, au bout de mon parcours préféré, sous un merisier. En cette période, je suis interrompu, constamment car Emmie se glisse dans mes pensées.
Lors des cours d'EPS, lorsque j'ai vu courir cette gazelle, plus grande que moi, cheveux flottants, des jambes d'un galbe parfait, une sveltesse du corps qui n'échappe à personne, peutêtre un peu maigre à mon sens, j'ai tout de suite été séduit par sa beauté. Qu'elle délice sa foulée d'une grande souplesse !
Je ne vous parlerai pas des stratagèmes que j'ai du développer pour l'approcher. Notre point commun est le goût de l'effort. Une fois dévoilé, nous sommes devenus amis. Dimanche, elle va courir un cinq mille. Elle compte sur ma présence. Je n'aurai d'yeux que pour elle.
Hors de la grande route, je connais un raccourci. Ce chemin compte sept virages et se déroule sur trois kilomètres. Il serpente tel un ruban qu'on agite, une couleuvre qui lentement se déplace, au milieu des coteaux où s'accrochent encore quelques pieds de vignes et des vergers. Des pieds de ceps gros comme mes bras, noueux, avec des feuilles transparentes teintées d'un rouge clair dégradé jusqu'au jaune pâle, en plein automne.
Au-dessus apparaissent les genêts, les fougères et les bruyères. Un enchaînement de couleurs sur l'année. Les jaunes se marient avec les bleus, et les derniers érables rougissants se font remarquer parmi les pins sylvestres et les épicéas qui s'imposent par la force du nombre.
Aucune raison de me plaindre de trop fréquenter cet itinéraire. Je n'en connais pas de plus dur, mais le travail en côte me semble nécessaire pour avoir le sentiment d'être un cycliste complet.
On doit pouvoir pratiquer le vélo sans idée de compétition. Puisque je ne peux pas gravir la montagne dans le temps des meilleurs, je la parcours pour la seule jouissance de l'effort. Le combat se transforme en une forme plus simple, plus humaine.
Tout au loin, un lac, tache brillante qui crie sur une nappe de verts contrastés allant du plus tendre à la couleur de l'ombre ; des bois et des prairies à perte de vue.
Comment ne pas être amoureux de son pays quand tant de beautés l'inondent ? Est-ce que l'amour amplifie notre regard sur les choses ? L'ouvre-t-il davantage. ?
Tous mes sens sont en alerte lorsque je roule. Par l'odorat je perçois les saisons, couleurs foisonnantes, herbes coupées, poussières suspendues, terres mouillées du printemps, champs labourés. Par la lumière aussi, plus subtile à saisir.
Ma bicyclette avec sa couleur soleil d'été reste le moyen le plus sûr de rejoindre mes rêves ou de les développer.
Je roule dans la campagne. Le vent sous ma chemise caresse ma peau. Loin de la cité servile, je marche dans les herbes hautes, une fleur à la main. Je crois que je suis amoureux.

Ces mots du bord des lèvres
qu'Emmie voudrait me dire
je les entends