Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Mes sens me trahissent. Ces yeux, qui me servaient jadis à contempler la beauté de la Création ont tiré leur révérence, je le sais. Pourtant, la douleur est là, vive. C’est elle qui me réveille le matin dans un sursaut silencieux. C’est elle qui entretient en moi la pénible conscience de ma condition.
Je dors beaucoup, peut-être trop. Mais quand je somnole, ravi à la réalité, l’agonie me laisse cet instant de répit illusoire. Je ne sens le jour poindre que lorsque ma peau glabre s’échauffe au soleil. Je devine qu’elles tirent le rideau pour m’éviter de bouillir à la lumière. J’ignore depuis quand je suis si diminué. J’ai arrêté de compter les jours, interrompu mes promenades au bord du Clain, cessé de me préoccuper du goût infâme de la nourriture presque liquide.
Quand elles entrent dans la chambre, je ne peux les différencier qu’à leur démarche, à leur voix, à leur parfum entêtant qui me rappelle la candeur propre à l’arrogance de leur jeune âge. Je voudrais leur crier que je vis encore, mais je ne peux que pleurer la lassitude qui m’étreint.
La peur ne m’entrave plus. Je me suis défait de son empreinte vicieuse en la laissant me pénétrer tout entier. Je lui ai cédé mon corps dont elle a disposé librement avant d’être anéantie par mon dédain. Elle est incapable désormais.
Je n’entends plus mon voisin derrière le rideau. Qu’en ont-ils fait ? Hier encore pourtant, je pouvais me délecter de ses gémissements, de ses plaintes toujours plus pathétiques. Il exprimait pour moi le mal qui me ronge. Ce silence qui revient, c’est me condamner une nouvelle fois. Désormais, je suis seul ; il s’est envolé. Un Incurable qui sera remplacé par un autre, c’est ainsi. Ma mort ne connaîtra nulle gloire. On ne pleurera pas ma perte comme on déplore celle des jeunes gens partis combattre. Qui s’étonnerait donc du décès d’un vieillard, quand on sacrifie les corps de nos enfants ?
La porte s’ouvre dans un vacarme assourdissant. Le chariot bringuebalant précède ma compagnie matinale. Je devine un mouvement brusque, maladroit, qui force l’eau tiède à jaillir de la bassine en fer-blanc atterrissant lourdement sur la pierre. C’est l’heure de la toilette. Je l’entends qui prépare son attirail à voix haute, énumérant chacun de ses outils, empilant les morceaux de tissu nécessaires à prévenir mon incurie.
Elle commence, doucement. Les ressorts saillants du lit creusent mon dos abimé. Elle fait valdinguer la couverture, m’invitant au frisson délicat de l’air encore frais. Je suis nu. Plus vulnérable qu’un enfant, mais ma conscience encore éveillée. Je pourrais m’offusquer de tant d’impudeur, de cette invitation au voyeurisme, mais à ses yeux, je ne suis plus qu’un corps. Un corps qu’elle lave, au gant râpeux et au savon doux. Chacun de ses mouvements, même le plus soigné d’entre eux ravive ce sentiment de torture qui me gagne et me domine, jusqu’au dernier recoin de mon organisme. Le mutisme me condamne à n’esquisser que l’ombre d’une grimace éloquente. Sait-elle seulement le mal qu’elle me fait ? Sait-elle seulement l’ambivalence de son oeuvre, qui m’arrache le coeur mais m’attendrit l’humeur ?
Tandis qu’elle saisit chacun de mes doigts raidis dans une précaution infinie, elle me raconte ses histoires. Elle caresse mes avant-bras, étalant la faible mousse. Elle me parle de son Louis, parti au front. Elle frotte chaque partie de mon visage fatigué, labouré par la vie. Elle s’interroge sur le nombre de bouches qu’elle pourra nourrir. Je me mets à trembler, elle me confie ses angoisses. Son regard est tourné vers l’avenir ; j’appartiens au passé. Elle veut savoir ce qu’il adviendra, je voudrais qu’on me rappelle ce qui est oublié. Elle me parle, mais seul mon ventre qui émet ces grondements sourds semble sensible à ses répliques. Elle ne voit pas l’horreur de mon enveloppe charnelle flétrie. Moi-même, je ne fais que l’imaginer.
Elle achève mon doux supplice, puis repart sur la pointe des pieds en prenant soin d’entrouvrir la fenêtre. Murmurées tout bas, j’entends ses prières qui s’envolent vers les cieux. Happées par la brise innocente, mes pensées s’en vont à la rencontre des saules pleureurs qui bordent l’allée fluviale de la ville. Un instant, je laisse revenir à moi les rires de mes frères et soeurs qui plongeaient dans l’eau claire. Une émanation du passé, tout au plus. L’odeur du chèvrefeuille qui se faufile par l’ouverture s’amuse à déterrer ces moments de délice d’une autre époque. Ses arômes acidulés chatouillent les nuées habituellement insaisissables de ma mémoire éteinte. C’est l’élégie qui vient me chercher, me ramener à ces après-midi de volupté le long des rues désertées. Je mime un sourire imaginaire.
J’entends encore qu’on parle, derrière la porte. Le timbre est grave, le ton l’est tout autant. Ce ne sont pas les filles qui s’occupent de moi tous les jours, ce sont ceux qui prennent les décisions. Ils viennent me déranger au milieu de mon escapade. Que leur ai-je donc fait, pour qu’ils viennent ainsi troubler mon douloureux repos ? L’écho de leur pas lourd glisse sur les murs et l’ondée de leur voix paisible gagne mon coeur. Ils attendent quelque chose. Ils veillent le mystère qui veut s’accomplir en moi. Ils me parlent ; ou plutôt effleurent mon esprit de leurs voix sourdes. Je suis déjà si loin, je sais qu’ils l’ont compris.
Ils partent chacun leur tour. Ils s’éloignent de moi autant que je m’éloigne d’eux. Pourtant, quelque chose me retient une dernière fois. Une présence, je peux encore la sentir. La dernière. J’imagine une jeune fille au coeur d’or. Par un chuchotement, elle me hurle l’Amour. Elle prend ma main, délicatement. Elle est brûlante ; ou alors est-ce moi qui suis glacé ? La douleur reprend et sillonne mon corps une dernière fois. Une sensation fugace, comme un au revoir en coup de vent mais qui s’imprime en moi à jamais. C’est l’innocence d’un visage jeune et effrayé, d’une vie à peine commencée, des premiers émois et des premières douleurs. C’est l’innocence qui me salue en fin de course.
Au dehors, les paroles se sont évanouies dans un souffle imperceptible. Leur présence m’est définitivement enlevée. Ma poitrine se soulève encore, dans un effort que je relâche peu à peu. Je ne vis qu’une journée et pourtant j’ai l’impression qu’elles me reviennent toutes. Le froid m’assaille et ne me lâche plus. Mon menton s’abaisse, finissant par tomber. Ma bouche est sèche. J’ai soif d’éternité.
Je dors beaucoup, peut-être trop. Mais quand je somnole, ravi à la réalité, l’agonie me laisse cet instant de répit illusoire. Je ne sens le jour poindre que lorsque ma peau glabre s’échauffe au soleil. Je devine qu’elles tirent le rideau pour m’éviter de bouillir à la lumière. J’ignore depuis quand je suis si diminué. J’ai arrêté de compter les jours, interrompu mes promenades au bord du Clain, cessé de me préoccuper du goût infâme de la nourriture presque liquide.
Quand elles entrent dans la chambre, je ne peux les différencier qu’à leur démarche, à leur voix, à leur parfum entêtant qui me rappelle la candeur propre à l’arrogance de leur jeune âge. Je voudrais leur crier que je vis encore, mais je ne peux que pleurer la lassitude qui m’étreint.
La peur ne m’entrave plus. Je me suis défait de son empreinte vicieuse en la laissant me pénétrer tout entier. Je lui ai cédé mon corps dont elle a disposé librement avant d’être anéantie par mon dédain. Elle est incapable désormais.
Je n’entends plus mon voisin derrière le rideau. Qu’en ont-ils fait ? Hier encore pourtant, je pouvais me délecter de ses gémissements, de ses plaintes toujours plus pathétiques. Il exprimait pour moi le mal qui me ronge. Ce silence qui revient, c’est me condamner une nouvelle fois. Désormais, je suis seul ; il s’est envolé. Un Incurable qui sera remplacé par un autre, c’est ainsi. Ma mort ne connaîtra nulle gloire. On ne pleurera pas ma perte comme on déplore celle des jeunes gens partis combattre. Qui s’étonnerait donc du décès d’un vieillard, quand on sacrifie les corps de nos enfants ?
La porte s’ouvre dans un vacarme assourdissant. Le chariot bringuebalant précède ma compagnie matinale. Je devine un mouvement brusque, maladroit, qui force l’eau tiède à jaillir de la bassine en fer-blanc atterrissant lourdement sur la pierre. C’est l’heure de la toilette. Je l’entends qui prépare son attirail à voix haute, énumérant chacun de ses outils, empilant les morceaux de tissu nécessaires à prévenir mon incurie.
Elle commence, doucement. Les ressorts saillants du lit creusent mon dos abimé. Elle fait valdinguer la couverture, m’invitant au frisson délicat de l’air encore frais. Je suis nu. Plus vulnérable qu’un enfant, mais ma conscience encore éveillée. Je pourrais m’offusquer de tant d’impudeur, de cette invitation au voyeurisme, mais à ses yeux, je ne suis plus qu’un corps. Un corps qu’elle lave, au gant râpeux et au savon doux. Chacun de ses mouvements, même le plus soigné d’entre eux ravive ce sentiment de torture qui me gagne et me domine, jusqu’au dernier recoin de mon organisme. Le mutisme me condamne à n’esquisser que l’ombre d’une grimace éloquente. Sait-elle seulement le mal qu’elle me fait ? Sait-elle seulement l’ambivalence de son oeuvre, qui m’arrache le coeur mais m’attendrit l’humeur ?
Tandis qu’elle saisit chacun de mes doigts raidis dans une précaution infinie, elle me raconte ses histoires. Elle caresse mes avant-bras, étalant la faible mousse. Elle me parle de son Louis, parti au front. Elle frotte chaque partie de mon visage fatigué, labouré par la vie. Elle s’interroge sur le nombre de bouches qu’elle pourra nourrir. Je me mets à trembler, elle me confie ses angoisses. Son regard est tourné vers l’avenir ; j’appartiens au passé. Elle veut savoir ce qu’il adviendra, je voudrais qu’on me rappelle ce qui est oublié. Elle me parle, mais seul mon ventre qui émet ces grondements sourds semble sensible à ses répliques. Elle ne voit pas l’horreur de mon enveloppe charnelle flétrie. Moi-même, je ne fais que l’imaginer.
Elle achève mon doux supplice, puis repart sur la pointe des pieds en prenant soin d’entrouvrir la fenêtre. Murmurées tout bas, j’entends ses prières qui s’envolent vers les cieux. Happées par la brise innocente, mes pensées s’en vont à la rencontre des saules pleureurs qui bordent l’allée fluviale de la ville. Un instant, je laisse revenir à moi les rires de mes frères et soeurs qui plongeaient dans l’eau claire. Une émanation du passé, tout au plus. L’odeur du chèvrefeuille qui se faufile par l’ouverture s’amuse à déterrer ces moments de délice d’une autre époque. Ses arômes acidulés chatouillent les nuées habituellement insaisissables de ma mémoire éteinte. C’est l’élégie qui vient me chercher, me ramener à ces après-midi de volupté le long des rues désertées. Je mime un sourire imaginaire.
J’entends encore qu’on parle, derrière la porte. Le timbre est grave, le ton l’est tout autant. Ce ne sont pas les filles qui s’occupent de moi tous les jours, ce sont ceux qui prennent les décisions. Ils viennent me déranger au milieu de mon escapade. Que leur ai-je donc fait, pour qu’ils viennent ainsi troubler mon douloureux repos ? L’écho de leur pas lourd glisse sur les murs et l’ondée de leur voix paisible gagne mon coeur. Ils attendent quelque chose. Ils veillent le mystère qui veut s’accomplir en moi. Ils me parlent ; ou plutôt effleurent mon esprit de leurs voix sourdes. Je suis déjà si loin, je sais qu’ils l’ont compris.
Ils partent chacun leur tour. Ils s’éloignent de moi autant que je m’éloigne d’eux. Pourtant, quelque chose me retient une dernière fois. Une présence, je peux encore la sentir. La dernière. J’imagine une jeune fille au coeur d’or. Par un chuchotement, elle me hurle l’Amour. Elle prend ma main, délicatement. Elle est brûlante ; ou alors est-ce moi qui suis glacé ? La douleur reprend et sillonne mon corps une dernière fois. Une sensation fugace, comme un au revoir en coup de vent mais qui s’imprime en moi à jamais. C’est l’innocence d’un visage jeune et effrayé, d’une vie à peine commencée, des premiers émois et des premières douleurs. C’est l’innocence qui me salue en fin de course.
Au dehors, les paroles se sont évanouies dans un souffle imperceptible. Leur présence m’est définitivement enlevée. Ma poitrine se soulève encore, dans un effort que je relâche peu à peu. Je ne vis qu’une journée et pourtant j’ai l’impression qu’elles me reviennent toutes. Le froid m’assaille et ne me lâche plus. Mon menton s’abaisse, finissant par tomber. Ma bouche est sèche. J’ai soif d’éternité.