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Nouvelles - Littérature Générale
Les pieds englués dans la vase, Caroline avançait prudemment entre les palétuviers. L'eau tiède et poisseuse jusqu'aux genoux, elle frôlait de ses doigts fins la substance verte qui habillait le marais. Elle aimait le contact de cette mousse. Dense aux yeux, elle était en réalité insaisissable et s'évaporait dès qu'elle refermait la main sur elle.
Maman,
Ici on atteint les 39 degrés. Les moustiques s'en donnent à cœur joie sur la peau jeune et fraîche de Lucas. Tante Lucie, elle, a la peau dure. Ils n'arrivent plus à passer au travers. Et mamie, qui pourtant est une cible bien facile immobile dans sa chaise roulante, ils l'évitent. Sûrement que son sang a tourné à force. Moi, je les sens plus ses fichues bestioles. Je crois bien qu'la vase de Long Bayou a fini par anesthésier ma peau.
Ta Caro.
S'approchant enfin du cyprès chauve elle grimpa sur ses racines immergées, s'agrippa de sa main droite à une branche suffisamment solide pour accepter son poids, et caressa de son index gauche l'inscription gravée sur ce tronc réputé imputrescible. Le « J » de Jack avait été profondément inscrit dans le bois et toutes les autres lettres étaient encore bien visibles. Un froissement d'aile proche de ses oreilles lui fit lever le regard au ciel. Elle aperçut une grue blanche se poser sur la cime puis scruter le paysage jauni et rosé par l'aube naissante.
— À ta place c'est plutôt sous mes pieds que j'regarderais. Tu sais pas que c'est infesté d'alligators ici ?
Toujours perchée sur son arbre, Caroline tourna la tête et aperçut Fin le vieux pêcheur de Pointe-à-la-Hache. Les années emmêlaient toujours un peu plus sa barbe rousse et grisonnante. Caroline le voyait souvent se rendre à Hope Chapel, l'église à côté de leur station-service. Elle haussa les épaules :
— J'suis pas si loin du bord.
Les yeux du bonhomme rivés au ciel se plissèrent :
— Tu sais que c'était un de ses oiseaux préférés ?
— À qui ?
— À Jack.
Depuis un an qu'il était mort, Caroline n'avait plus entendu le nom de son frère. Alors quand il sortit de la bouche du pêcheur, elle sentit son cœur bondir hors de sa poitrine pour caresser le prénom que plus personne n'osait prononcer en sa présence. Comme s'il n'avait jamais existé. Comme s'il ne s'était rien passé. Elle-même n'osait pas l'écrire dans les lettres à sa mère. De peur d'infecter une plaie encore à vif.
Pagaies à la main et clope au bec, Fin s'éloignait déjà vers le fleuve. À l'aube, la pêche n'attendait pas. C'était la meilleure heure. Elle le savait de Jack. Et entendre ce prénom ici, au pied de l'arbre préféré de son frère, lui avait redonné des sensations dans le grand trou qui habitait sa poitrine. Les jambes flageolantes elle regagna la rive, un fourmillement nouveau dans son corps.
— T'étais encore à La Poste ? Tu sais qu'tu peux glisser tes lettres dans la boîte comme tout le monde fit Tante Lucie.
— Pas confiance. Je préfère les donner en main propre.
— Elle était pas à la poste. Regarde ses jambes visqueuses, ricana Lucas.
— Et alors ? J'ai bien l'droit d'aller me rafraîchir avant de bosser dans cette fournaise et cette puanteur.
— Justement je voulais t'mettre à la pompe aujourd'hui. Fini la corvée de chiottes. T'as assez récuré.
— Sans blague. J'me suis demandé un moment si je faisais vraiment partie de ta famille.
— Tu parles que t'en fais partie. Tu comprends pas que quand je décamperai de c'monde c'est toi qui devras reprendre la station. Il reste plus qu'toi. C'est à toi que l'business reviendra.
— Tu parles d'un business.
— Gasssooolinnne !
— Vlà l'cousin Roy, fit Lucie d'un signe de tête. Ton premier client.
Maman,
Tu as dû voir ça aux infos. La plateforme DeepWater a explosé. L'air est tellement humide qu'on peut la boire tu m'disais. Eh bien là l'air est tellement chargé de pétrole qu'on a comme un goût d'essence dans la bouche. Pire qu'à la station-service. J'ai envie de vomir. Encore une catastrophe écologique majeure pour la région qu'ils disent. Les grues vont sûrement repartir plus tôt au Canada. Tu savais toi que c'était dangereux que les animaux d'une même espèce restent dans un seul endroit ? En cas de maladie ou de catastrophe comme celle-là, la totalité de l'espèce est menacée. Les scientifiques ils disent qu'il faut des populations séparées et autosuffisantes pour garantir leur survie.
Ta Caro mazoutée.
— Et la catastrophe économique alors ? Ils y pensent ? Ils vont nous aider peut-être ? râla tante Lucie.
— Tu penses qu'à l'argent maman ! Regarde ces pauvres tortues pleines de goudron ! Elles vont mourir, fit Lucas larmoyant devant le poste de télé.
— Elles sont déjà mortes, renchérit la grand-mère en prenant la main du petit.
— Mais tu crois qu'tu manges grâce à quoi p'tit malin ? fit Lucie contrariée.
— Laisse-le tranquille il est encore jeune, tempéra la grand-mère.
— J'lui fais son éducation au gosse ! Il croit pt'être que l'argent ça pousse dans les arbres ?
— Calme-toi, tante Lucie, je crois qu'il a compris.
— Mais vous ne vous rendez pas compte. La station elle tient grâce aux touristes. Qui viendrait voir notre bayou dans cet état ? Y a que Gasoline pour y plonger tête la première.
— Et un jour elle se f'ra bouffer par un croc', renchérit Lucas ravit que la conversation ne soit plus centrée sur lui.
Maman,
Tante Lucie pète un plomb. Elle veut vendre notre maison et nous installer dans son mobile-home pourri derrière la station. Elle dit que tant que j'suis pas majeure j'ai aucun droit dessus. Ça revient à la famille adulte la plus proche qu'elle dit. Qu'elle laisse Lucas s'installer dans la chambre de Jack c'était déjà la goutte de trop. Mais là, vendre notre maison... Quand rentres-tu ?
Ta Caro qui déborde.
Caroline n'avait jamais mis les pieds dans cette chapelle et elle était sûre que sa mère non plus, elle qui jurait tout le temps contre les bondieuseries. Mais elle avait déjà vu Jack traîner devant. Assise au dernier rang, elle regardait cette croix étrangère suspendue devant elle tout en froissant et défroissant le bout de papier dans ses mains.
Chère mademoiselle,
Nous avons bien reçu toutes vos lettres destinées à votre mère et les gardons précieusement. Pour le moment, votre maman ne semble plus en état de les écouter. Votre mère a atteint un stade avancé de ce que les médecins appellent ici dépression psychotique. Selon eux, toute perturbation extérieure pourrait fortement aggraver son état. Vous pouvez continuer à lui écrire bien sûr, mais sachez que pour le moment vos lettres ne lui sont plus lues. Nous vous tiendrons régulièrement informée de l'évolution de sa santé.
Gardez la foi.
Infirmière Suzanne
Ce matin-là la lumière était encore indéfinissable. Caroline pénétra silencieusement dans la cuisine et chercha la boîte en ferraille cachée sous l'évier. Elle ouvrit la caisse rouillée, empoigna les billets et les fourra dans un sac plastique qu'elle glissa soigneusement dans son sac à dos. Puis elle fouilla dans le tiroir des couverts et s'empara du canif de Jack.
Sur les rives de Long Bayou, l'odeur d'essence épaissit sa gorge. Accroupie sous la fenêtre de la cabane elle se dirigea discrètement vers la barque de Fin, solidement attachée à un arbre. Elle sortit son couteau pour rompre le nœud d'un coup sec, s'installa dans le canot et saisit les rames. Le silence morbide du marais lui glaça le sang. Ou alors c'était sa trouille. La beauté de la lumière incandescente contrastait avec les cadavres d'oiseaux décharnés qui flottaient dans l'eau. Caroline dirigea sa barque vers le cyprès chauve et, sachant les alligators déjà loin ou morts, elle en descendit sans sa prudence habituelle. Elle attacha le canot aux racines aériennes et grimpa sur l'arbre. Instinctivement elle leva les yeux au ciel cherchant la grue. Avait-elle déjà fui ? Elle sortit le canif et gratta religieusement le tronc puis souffla sur les lettres pour retirer la poussière d'écorce. Elle remonta dans le bateau, rama en direction du fleuve et jeta un dernier regard au marais putride. Seul le bois éternel du cyprès se souviendra de Jack et Caroline.
Maman,
Ici on atteint les 39 degrés. Les moustiques s'en donnent à cœur joie sur la peau jeune et fraîche de Lucas. Tante Lucie, elle, a la peau dure. Ils n'arrivent plus à passer au travers. Et mamie, qui pourtant est une cible bien facile immobile dans sa chaise roulante, ils l'évitent. Sûrement que son sang a tourné à force. Moi, je les sens plus ses fichues bestioles. Je crois bien qu'la vase de Long Bayou a fini par anesthésier ma peau.
Ta Caro.
S'approchant enfin du cyprès chauve elle grimpa sur ses racines immergées, s'agrippa de sa main droite à une branche suffisamment solide pour accepter son poids, et caressa de son index gauche l'inscription gravée sur ce tronc réputé imputrescible. Le « J » de Jack avait été profondément inscrit dans le bois et toutes les autres lettres étaient encore bien visibles. Un froissement d'aile proche de ses oreilles lui fit lever le regard au ciel. Elle aperçut une grue blanche se poser sur la cime puis scruter le paysage jauni et rosé par l'aube naissante.
— À ta place c'est plutôt sous mes pieds que j'regarderais. Tu sais pas que c'est infesté d'alligators ici ?
Toujours perchée sur son arbre, Caroline tourna la tête et aperçut Fin le vieux pêcheur de Pointe-à-la-Hache. Les années emmêlaient toujours un peu plus sa barbe rousse et grisonnante. Caroline le voyait souvent se rendre à Hope Chapel, l'église à côté de leur station-service. Elle haussa les épaules :
— J'suis pas si loin du bord.
Les yeux du bonhomme rivés au ciel se plissèrent :
— Tu sais que c'était un de ses oiseaux préférés ?
— À qui ?
— À Jack.
Depuis un an qu'il était mort, Caroline n'avait plus entendu le nom de son frère. Alors quand il sortit de la bouche du pêcheur, elle sentit son cœur bondir hors de sa poitrine pour caresser le prénom que plus personne n'osait prononcer en sa présence. Comme s'il n'avait jamais existé. Comme s'il ne s'était rien passé. Elle-même n'osait pas l'écrire dans les lettres à sa mère. De peur d'infecter une plaie encore à vif.
Pagaies à la main et clope au bec, Fin s'éloignait déjà vers le fleuve. À l'aube, la pêche n'attendait pas. C'était la meilleure heure. Elle le savait de Jack. Et entendre ce prénom ici, au pied de l'arbre préféré de son frère, lui avait redonné des sensations dans le grand trou qui habitait sa poitrine. Les jambes flageolantes elle regagna la rive, un fourmillement nouveau dans son corps.
— T'étais encore à La Poste ? Tu sais qu'tu peux glisser tes lettres dans la boîte comme tout le monde fit Tante Lucie.
— Pas confiance. Je préfère les donner en main propre.
— Elle était pas à la poste. Regarde ses jambes visqueuses, ricana Lucas.
— Et alors ? J'ai bien l'droit d'aller me rafraîchir avant de bosser dans cette fournaise et cette puanteur.
— Justement je voulais t'mettre à la pompe aujourd'hui. Fini la corvée de chiottes. T'as assez récuré.
— Sans blague. J'me suis demandé un moment si je faisais vraiment partie de ta famille.
— Tu parles que t'en fais partie. Tu comprends pas que quand je décamperai de c'monde c'est toi qui devras reprendre la station. Il reste plus qu'toi. C'est à toi que l'business reviendra.
— Tu parles d'un business.
— Gasssooolinnne !
— Vlà l'cousin Roy, fit Lucie d'un signe de tête. Ton premier client.
Maman,
Tu as dû voir ça aux infos. La plateforme DeepWater a explosé. L'air est tellement humide qu'on peut la boire tu m'disais. Eh bien là l'air est tellement chargé de pétrole qu'on a comme un goût d'essence dans la bouche. Pire qu'à la station-service. J'ai envie de vomir. Encore une catastrophe écologique majeure pour la région qu'ils disent. Les grues vont sûrement repartir plus tôt au Canada. Tu savais toi que c'était dangereux que les animaux d'une même espèce restent dans un seul endroit ? En cas de maladie ou de catastrophe comme celle-là, la totalité de l'espèce est menacée. Les scientifiques ils disent qu'il faut des populations séparées et autosuffisantes pour garantir leur survie.
Ta Caro mazoutée.
— Et la catastrophe économique alors ? Ils y pensent ? Ils vont nous aider peut-être ? râla tante Lucie.
— Tu penses qu'à l'argent maman ! Regarde ces pauvres tortues pleines de goudron ! Elles vont mourir, fit Lucas larmoyant devant le poste de télé.
— Elles sont déjà mortes, renchérit la grand-mère en prenant la main du petit.
— Mais tu crois qu'tu manges grâce à quoi p'tit malin ? fit Lucie contrariée.
— Laisse-le tranquille il est encore jeune, tempéra la grand-mère.
— J'lui fais son éducation au gosse ! Il croit pt'être que l'argent ça pousse dans les arbres ?
— Calme-toi, tante Lucie, je crois qu'il a compris.
— Mais vous ne vous rendez pas compte. La station elle tient grâce aux touristes. Qui viendrait voir notre bayou dans cet état ? Y a que Gasoline pour y plonger tête la première.
— Et un jour elle se f'ra bouffer par un croc', renchérit Lucas ravit que la conversation ne soit plus centrée sur lui.
Maman,
Tante Lucie pète un plomb. Elle veut vendre notre maison et nous installer dans son mobile-home pourri derrière la station. Elle dit que tant que j'suis pas majeure j'ai aucun droit dessus. Ça revient à la famille adulte la plus proche qu'elle dit. Qu'elle laisse Lucas s'installer dans la chambre de Jack c'était déjà la goutte de trop. Mais là, vendre notre maison... Quand rentres-tu ?
Ta Caro qui déborde.
Caroline n'avait jamais mis les pieds dans cette chapelle et elle était sûre que sa mère non plus, elle qui jurait tout le temps contre les bondieuseries. Mais elle avait déjà vu Jack traîner devant. Assise au dernier rang, elle regardait cette croix étrangère suspendue devant elle tout en froissant et défroissant le bout de papier dans ses mains.
Chère mademoiselle,
Nous avons bien reçu toutes vos lettres destinées à votre mère et les gardons précieusement. Pour le moment, votre maman ne semble plus en état de les écouter. Votre mère a atteint un stade avancé de ce que les médecins appellent ici dépression psychotique. Selon eux, toute perturbation extérieure pourrait fortement aggraver son état. Vous pouvez continuer à lui écrire bien sûr, mais sachez que pour le moment vos lettres ne lui sont plus lues. Nous vous tiendrons régulièrement informée de l'évolution de sa santé.
Gardez la foi.
Infirmière Suzanne
Ce matin-là la lumière était encore indéfinissable. Caroline pénétra silencieusement dans la cuisine et chercha la boîte en ferraille cachée sous l'évier. Elle ouvrit la caisse rouillée, empoigna les billets et les fourra dans un sac plastique qu'elle glissa soigneusement dans son sac à dos. Puis elle fouilla dans le tiroir des couverts et s'empara du canif de Jack.
Sur les rives de Long Bayou, l'odeur d'essence épaissit sa gorge. Accroupie sous la fenêtre de la cabane elle se dirigea discrètement vers la barque de Fin, solidement attachée à un arbre. Elle sortit son couteau pour rompre le nœud d'un coup sec, s'installa dans le canot et saisit les rames. Le silence morbide du marais lui glaça le sang. Ou alors c'était sa trouille. La beauté de la lumière incandescente contrastait avec les cadavres d'oiseaux décharnés qui flottaient dans l'eau. Caroline dirigea sa barque vers le cyprès chauve et, sachant les alligators déjà loin ou morts, elle en descendit sans sa prudence habituelle. Elle attacha le canot aux racines aériennes et grimpa sur l'arbre. Instinctivement elle leva les yeux au ciel cherchant la grue. Avait-elle déjà fui ? Elle sortit le canif et gratta religieusement le tronc puis souffla sur les lettres pour retirer la poussière d'écorce. Elle remonta dans le bateau, rama en direction du fleuve et jeta un dernier regard au marais putride. Seul le bois éternel du cyprès se souviendra de Jack et Caroline.
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Pourquoi on a aimé ?
La chaleur et l'humidité grasse, la mélancolie de la narratrice... tout est en suspension dans ce texte à l'atmosphère unique et très bien
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Pourquoi on a aimé ?
La chaleur et l'humidité grasse, la mélancolie de la narratrice... tout est en suspension dans ce texte à l'atmosphère unique et très bien