Et sur les eaux soufflait une tempête

Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître. Je vous ai écouté, quand vous parliez défense et stratégie. J'ai répondu rigoureusement ce que vous attendiez - n'est-ce pas ? -, quand vous me l'avez demandé. Je vous ai laissé parler quand vous avez déversé votre litanie de formules juridiques, qui sont autant d'incantations faites uniquement pour vous rassurer, vous, et tous ceux de votre engeance, face à l'irrationalité profonde et fondamentale du traitement qui attend ceux que vous êtes censés défendre. Je me suis plié à vos nombreuses desiderata. Mais je ne vous appellerai pas maître.

Maître ? Mais vous n'êtes qu'un usurpateur ! Vous n'avez même pas su être maître de votre vocation. Je me trompe ? Vous êtes « maître » parce que votre père l'a été avant vous, comme vous auriez pu devenir l'un de ceux que votre profession place sous votre protection, comme l'ont été leurs pères avant eux. Moi, je n'ai rien subi. Vous vous prévalez de votre qualité de maître, mais vous ne serez bientôt plus qu'un ci-devant car j'annonce des temps nouveaux où l'hérédité de la tâche, l'hérédité de la charge n'auront plus cours. Votre vie, vous l'avez conçue comme un temple. Il est paré de titres, tapissé de savoir, habité par la bonne conscience. Mais les fidèles depuis longtemps l'ont déserté. Ils ont détourné le regard vers de nouvelles idoles. Vous contemplez ses colonnades mais déjà les fondations cèdent sous le poids de l'inanité. C'est un mausolée que vous élevez à vous-même.

Ils sont nombreux ceux qui ont tenté de me dompter. On peut bien endormir le fauve, mais il ne faut pas confondre sa torpeur avec une soumission. Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres, mais... vous ne parviendrez jamais à frapper aussi fort que la faim, la houle et le froid. À 16 ans tout juste, j'embarquai mousse sur un rafiot croulant. Dix ans plus tard, j'accostai sur le même rivage, capitaine du rutilant San Gennaro, amiral d'une flotte gigantesque croisant au large des ports les plus prospères de la planète, traquant la richesse là où le fisc n'oserait pas s'aventurer. Dix ans. Le temps qu'il avait fallu au temps pour forger, dans l'acier inflexible du trafic maritime, un prédateur. Les prédateurs n'ont qu'un maître, leur destin, aussi rigide que la coque des plus insubmersibles cargos de la mer du Nord.

Ce qu'il s'est passé durant ces dix années, il faudrait dix années pour le raconter, tant chaque épreuve, chaque décision et chaque instant ont contribué à façonner mon caractère et à affermir ma détermination. Tout ce que je peux dire, c'est que si l'on peut parler de prospérité me concernant, je ne le dois qu'à un art, le plus fondamental de tous : la comptabilité. Là, j'ai connu des maîtres, des vrais, de ceux qui exploitent le désordre, de ceux qui vous extorqueraient le diable pour peu que ce cher monsieur le seigneur des ténèbres ose s'intéresser à nous. Des virtuoses. De ceux-là, j'ai appris que l'arme la plus dévastatrice du négociant, vous dites contrebandier, c'est l'arithmétique. Oui, j'ai péché, et de toutes les manières possibles. En pensées, et pas des plus reluisantes. En paroles, vertes, pour l'essentiel. Par action, toujours préméditée. Mais jamais par omission. Je n'oublie rien ni personne, et surtout pas mes maîtres. Seulement il faut bien que je les reconnaisse comme tel, or, pour l'heure, à mes yeux, vous n'en êtes pas un.

Pour que je vous reconnaisse comme mon maître en quelque chose que ce soit, au fond du trou comme je le suis au moment où je vous parle, il faut au moins que vous me négociiez une place au conseil municipal, les félicitations du jury... Que sais-je ? Mais vous n'êtes pas un négociant, et je ne suis pas une marchandise. Alors vous ne parviendrez à rien. Oh, bien-sûr, en vous surpassant vous pourriez m'éviter la prison. La belle affaire. Avec mon seul carnet d'adresse, j'en ferai autant, rassurez-vous.

Au matin du premier jour du procès, je ne connaissais encore rien de la justice. Dès le premier entracte, j'ai su qu'il ne s'agissait que de l'atour civilisé que l'on donne au plus vil et au plus bas des règlements de compte. J'aime les règlements de compte, mais dans l'acception la plus primitive, la plus sèche, quand le plus fort supplante son adversaire au terme d'une lutte acharnée. Ajoutez-y un protocole de cour, la légitimité du pouvoir et un parterre d'amateurs éclairés, venus voir un spectacle de cirque, et vous obtenez à la fois la plus burlesque des comédies et le plus pathétique des mélodrames. D'ailleurs, tous les personnages de cette piètre pièce de théâtre, je les connais, et plutôt bien même. Tenez, j'ai bien connu monsieur le juge à l'époque où je m'adonnais encore aux mondanités. Il savait que j'étais l'homme à inviter en toutes circonstances. Échange de bons procédés, vous comprenez. Autre exemple, l'épouse de son excellence monsieur le procureur est d'une compagnie délicieuse. Elle a joué les entremetteuses entre son époux et moi-même à l'époque où il cherchait à investir dans l'Illinois. Immobilier, alcool de contrebande... Il n'était pas aussi farouche à l'époque.

Qu'est-ce que vous croyez ? Que je suis le méchant ? Que je me suis fait attraper parce que j'ai mal joué mon coup ? Que je croupirai dans ma geôle, oublié de tous ? Tout n'est que vanité dans le jugement des hommes. La vérité réside dans le récit qu'on en fait.

Hier, la foule acclamait le fils. Celui que les rues de Naples ont enfanté. Aujourd'hui, elle livre aux autorités le tentateur, celui qui a détourné de la loi ses frères, les autres fils de Naples. Demain, elle contemplera, la mine réjouie, la mise à mort de son futur martyr. Alors, tout sera accompli. Et des quatre coins de la cité accourront mes disciples qui se multiplieront. Ils connaîtront mon nom tandis que les autres, les Pharisiens, auront scrupuleusement pris le soin de consigner tous mes exploits dans leurs procès-verbaux et leurs articles de journaux à mille lires, pavés de bonnes intentions. La foule me rebaptisera l'Américain. Entendez-vous le sourd rugissement qui vient de la Scampia ? Bientôt il déferlera sur la ville. La palissade de vertu ne fera pas le poids face aux assauts répétés du besoin et de l'envie. Vous ne faites pas partie de cette meute. Fuyez, s'il en est encore temps, ou alors convertissez-vous.