Et si j’étais partie?

 Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié. Pas dans le sens médical, non. Je sais que je m'appelle Shina, que j'aurai bientôt vingt ans, que je suis née à Lomé dans une maison jaune avec des volets bleus, que j'ai une famille aimante, que j'aime toujours autant le basket, même si je n'ai plus vraiment eu l'occasion d'y jouer ces derniers temps. Et que je suis en deuxième année de licence en ingénierie logicielle à l'université de Lomé . Mais depuis quelque temps, tout cela me paraît flou, comme si c'était la vie d'une autre. Ce flou, il vient d'une pensée qui s'impose à moi de plus en plus souvent :
Et si j'étais partie ?
 
Si j'avais pris cet avion vers les États-Unis l'an dernier, comme prévu. Si j'avais été acceptée à cette université dont je ne cesse de rêver depuis des mois, là où la neige tombe six mois par an. Si j'avais quitté le Togo, les carrefours pleins de klaxons, les beignets du matin, les coupures de courant, les éclats de rire en français et en mina. Qu'est-ce que je serais devenue ?
 
Je m'imagine dans un dortoir américain, murs blancs, bureau ordonné, un drapeau togolais accroché au-dessus de mon lit, juste pour ne pas oublier. Mes colocataires seraient gentilles, mais distantes. L'une d'elles me demanderait si l'Afrique « c'est un pays », ou si j'ai déjà vu un lion. Je lui répondrais en souriant, poliment : non, je n'ai jamais vu de lion, et oui, j'ai grandi avec Internet.
 
 Je m'imagine seule à la cafétéria, la première semaine. Assise devant un plateau de nuggets sans goût, sirotant un matcha vanille-café comme pour lui donner du goût, les yeux à la recherche d'un visage qui me ressemble. Peut-être qu'un autre étudiant noir me ferait un petit signe de tête. C'est comme ça que ça se passe dans les vidéos YouTube, non ?
 
Je me vois réussir à m'intégrer rapidement en cours. Non seulement parce que je viens d'une famille dans laquelle l'anglais est, disons-le, une seconde langue maternelle, mais aussi parce que je me serais déjà familiarisée avec leurs accents, leurs références, leur culture, depuis le collège. Et puis, il y aurait les petits boulots. Nettoyer la bibliothèque. Ranger des cartons dans un entrepôt. Servir dans une cafétéria avec un grand sourire, à des gens qui ne me regarderaient pas vraiment.
 
Mais dans ce rêve éveillé, je tiendrais bon. Je m'accrocherais à l'idée que tout ça, c'est pour un avenir meilleur. Je penserais à ma famille, qui aurait mis de côté presque tous ses projets pour financer mon départ. Je penserais à mes amis, restés au pays, qui m'envieraient sur WhatsApp ou Instagram, sans savoir ce que ça coûte, à l'intérieur.
 
 Petit à petit, je gagnerais en confiance. J'aurais lancé cette chaîne YouTube sur laquelle je partagerais mon quotidien d'étudiante étrangère vivant son rêve américain. J'aurais aussi commencé ce petit business que je garde en tête depuis le lycée. Je serais entrée dans une association d'étudiants africains. On parlerait anglais avec des accents venus d'un peu partout. On rirait de nos galères. On danserait un peu. Je deviendrais cette fille qu'on voit marcher seule dans la neige avec ses écouteurs, l'air forte, mais qui pense souvent à la chaleur du marché d'Assigamé.
 
Peut-être même qu'un jour, je ne penserais plus à rentrer. Pas parce que j'aurais oublié le Togo, mais parce que je serais devenue quelqu'un d'autre. Quelqu'un entre deux pays, deux langues, deux façons de rêver sa vie.
 
Mais voilà : je ne suis pas partie. Je suis encore ici. Je prends le bus avec mes écouteurs sur les oreilles. Je suis dans cet amphithéâtre de l'université de Lomé, sur des bancs qui grincent, à écouter un professeur parler trop vite. Je vis avec ma famille qui me répète chaque soir qu'il faut être sérieuse, travailleuse, courageuse. Je mange difficilement certains jours, non pas parce qu'il n'y a rien à manger, mais parce que je pense trop à ce que ma vie pourrait devenir dans les années à venir. Je marche seule avec mon gros sac à dos sous le vent chaud du campus. Je suis là, avec mes rêves, mes regrets, et cette étrange sensation de vivre une version alternative de ma vie.
 
Je ne regrette pas vraiment. Je me demande juste. Comment serait la Shina des États-Unis ? Aurait-elle changé de coiffure ? Aurait-elle cette vie parfaite qu'on voit partout sur les réseaux sociaux ? Serait-elle toujours cette fille timide et réservée ? Serait-elle heureuse ?
 
 Peut-être qu'un jour, j'aurai ma réponse. Ou peut-être que je garderai cette question comme une ombre douce, un miroir de ce que j'aurais pu être.
 
En attendant, je vis ici. Et parfois, quand je marche dans les rues de Lomé et que je croise une étudiante étrangère, je me dis qu'elle doit se poser la même question que moi, mais à l'envers.
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