Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. La plénitude. Son regard accroché au mien. Ses doigts minuscules délicatement déposés dans le creux de ma paume. Son sourire a arrêté les battements de mon cœur, et le temps avec. J'ai bien regardé autour de moi, je ne rêvais pas. « Tu es magnifique. », lui ai-je murmuré. Il a souri de plus belle. Je me suis levée, instinctivement, pour le porter à la douce lumière matinale. Ses vêtements immaculés auréolaient son corps menu et gracieux. Sa silhouette et mon bras s'imbriquaient parfaitement l'un à l'autre. Je ne m'étais plus sentie aussi sereine depuis longtemps. Quelle était donc cette énergie que m'insufflait ce petit-être ? Y avais-je finalement droit ?
Je n'avais pas remarqué que je m'étais éloignée de la salle d'attente. Un peu trop d'ailleurs. Je voulais être seul témoin du miracle qu'était l'éveil de ses sens, de sa conscience peut-être. Je l'ai soupesé subtilement, c'était un bébé au poids de forme très satisfaisant. Quel âge pouvait-il avoir ? Huit, neuf mois ? Il a les yeux bridés comme moi, un éclair de malice en plus. Son front, fort et franc, n'enlève rien à la douceur de son visage. On se ressemble, et visiblement on se comprenait aussi. Son regard ne s'était pas détaché de moi une seule seconde. « Ça va, la maman ? », m'a lancé une infirmière en passant.
Une profonde tristesse m'a subitement envahie. Le charme était rompu. Je devais retourner à la salle d'attente. Sa génitrice devait déjà être de retour. Mais... et si... Tandis que des éclairs zébraient mon cerveau, mon cœur s'est mis à s'agiter. Presque sur la pointe des pieds, je me suis approchée de la porte qui séparait la salle d'attente et le vestibule dans lequel je me trouvais. Coup d'œil furtif. Comment reconnaitre la véritable mère de ce petit bout ? Ça pouvait être n'importe qui. Quand elle m'a proposé de surveiller son fils, le temps pour elle de faire « une petite course » à l'extérieur, j'avais la tête ailleurs. Peut-être qu'elle n'était pas encore revenue. Je n'ai même pas remarqué son visage, ni ses vêtements, ni les signes du destin... Et si c'était ma chance ? Mon téléphone indiquait 10h23, un message non lu d'Ateba mais pas de nouvelles du Dr Kossi. Ce dernier était en retard, ça ne lui arrivait jamais. Toutes les fibres de mon corps s'émoustillaient. Si je devais vraiment faire ce à quoi je pensais, c'était maintenant ou jamais. J'ai regardé l'enfant assoupi dans mes bras. Presque simultanément, une douleur familière m'a foudroyé le bas-ventre. C'était le signe de trop. J'ai fait volteface, abandonnant la porte du monde réel, bien décidée à recréer le mien.
Mes pas n'étaient ni précipités, ni assurés. J'ignorais combien de temps j'avais devant moi, et j'évitais de penser à ce que je laissais derrière. J'ai couvert la tête du bébé, puis rajouté une couche avec mon châle, et j'ai continué à fixer le sol. « Massa, tu fais quoi comme ça ? TU FAIS QUOI ? », n'arrêtait pas de crier ma voix intérieure. « Je nous sauve la vie ! », lui ai-je répondu. Comment pouvait-elle faire fi de toutes ces épreuves, mais surtout de tous ces signes ? La chance me souriait enfin, je n'allais pas l'ignorer. Était-ce un hasard si Dr Kossi, censé m'annoncer ce qu'au fond je savais déjà, n'était pas là ? Était-ce un hasard si, ce même jour, cet enfant me tombait dans les bras ? Non, il n'était pas littéralement tombé du ciel. Mais sa soi-disant mère alors ! Elle l'a abandonné aux mains d'une inconnue ! Était-elle digne d'être mère ?
J'ai relevé la tête. Dans tous les cas, j'avais décidé d'agir, parce que lasse de subir. Tous ces mois d'injections, de douleur et d'échec. Le syndrome des ovaires polykystiques avait décidé de me voler mes chances ? Je m'offrais une revanche ! Mes pas devinrent plus rapides, mais plus assurés. Couloir de gauche, puis escaliers. La minute suivante, j'accédais au parking et au bonheur. « Que diras-tu à Ateba ? ». Arrêt brusque.
Ma petite voix avait mis le doigt sur quelque chose. Le souffle court, je me suis mise sur le côté. Tenant à bout de bras le bébé et mon sac, j'ai eu un peu de mal à retirer mon téléphone de ma poche. « Tu es où ? ». Coup de couteau dans le ventre. Je me suis mordu la joue si fort qu'un filet de sang a jailli dans ma bouche. L'enfant s'est mis à gigoter sur mon épaule. Un autre message : « Je suis déjà là. Je ne te vois pas. ». Comment aurais-tu pu mon amour ? Je me cachais. De la vérité, de la souffrance, de l'amertume de ne pouvoir jamais porter qui que ce soit dans ce ventre moqueur. Ce ventre qui se gonflait de vide, et qui m'infligeait pourtant des douleurs similaires à des contractions. Il ne cultivait rien à part l'angoisse, l'anxiété et la dépression. Il se jouait de moi depuis tant d'années, et j'ai refusé de croire que la vie en faisait autant.
Prise d'une fatigue intense, je me suis laissée tomber sur un banc non loin de l'entrée annexe de l'hôpital. Délicatement, j'ai retiré le bébé ensommeillé de mon épaule, pour mieux le contempler dans mes bras. Il n'arrêtait donc pas de sourire ? Des perles de larmes ont éclaté sur son visage serein. Sentait-il le tremblement de mes mains ? Nouveau message de mon fiancé, nouveau coup de couteau dans mes reins... Je l'ai regardé une dernière fois, puis j'ai embrassé ses joues, ses paupières, et son front. Des bénédictions tacites pour celui qui m'a redonné de la joie, l'espace d'une minute. Assez pour gonfler mon cœur d'amour... D'espoir ?
Alors que je me levais pour accoster une infirmière, cette dernière fut abruptement entourée d'une armée de consœurs à la panique contagieuse. « On a volé un bébé ! », chuchotaient-elles. Mon sang s'est glacé en un instant. J'ai fait marche arrière avec la discrétion d'un chat, et j'ai repris les escaliers. Je devais trouver un moyen de remettre cet enfant sans qu'on ne me tombe dessus. Ce qu'on réserve aux voleurs dans ce pays est pire que la prison. Personne ne survit à la justice populaire. Mon téléphone s'est mis à vibrer avec insistance. Complètement déboussolée, j'ai raté le couloir qui mène au service de pédiatrie. Si je retournais sur mes pas, j'allais me faire prendre. Foutu hôpital sans plan de secours sur les murs ! Comment fait-on pour se retrouver dans ce labyrinthe ? Je ne pouvais même pas demander mon chemin ! Une sueur glacée s'immisçait pernicieusement entre ma chemise et ma peau frêle. Si cette dernière était translucide, on aurait vu mon cœur s'adonner à une danse endiablée. « Mani, calme toi. Pardon, calme toi ! », suppliait ma voix intérieure. Pour retrouver un semblant de lucidité, je me suis dissimulée dans un couloir sombre. Au même moment, une alarme stridente a retenti dans tout l'établissement. C'était indéniablement pour moi. Instinctivement, j'ai couru droit devant moi, le bébé à bout de bras. J'ai heurté un homme au passage qui, malgré mes tentatives désespérées de me libérer, m'a forcée à m'immobiliser.
« Mani ! Calme toi ! ».
Ateba, le regard perdu entre la masse dans mes bras et mon visage inondé de sueur et de larmes. Ma détresse n'avait pas besoin de mots. Découvrant le bébé, il a deviné l'étrange de la situation sans que je n'ai à émettre le moindre son. De toute façon, j'en étais incapable. Étonnamment, il m'a serré doucement dans ses bras. Après avoir vérifié le trafic par-delà mon crâne, il a pris l'enfant et s'est dirigé vers le service de pédiatrie.
Je ne sais pas si c'est le soulagement ou le poids immense et sournois de toutes ces années de bataille, qui ont fait ployer mon corps, m'obligeant à m'asseoir à même le sol. Qu'étais-je donc devenue ? Une voleuse, à la recherche désespérée du bonheur, même fugace, d'être maman. Machinalement, j'ai sorti mon téléphone de mon sac. L'écran affichait 10h33, trois appels manqués du Dr Kossi et un message non lu. « Excusez-moi. J'ai eu un empêchement. Ci-joints vos résultats. Félicitations et bien à vous ! ».
Au moment où le sourire caressait mes lèvres, la plénitude s'est installée en mon sein. Pour l'éternité cette fois.