Et des anges saignèrent

Toute histoire commence un jour, quelque part, où seules les cicatrices semblent être empreintes d'espoir; Celles-là même qui nous rappellent ce qu'on a traversé et qui nous autorisent à croire à un lendemain meilleur.
J'aurais voulu croire moi aussi, qu'un jour viendrait où je connaîtrais à nouveau le bonheur, mais le grand Gouraud en avait décidé autrement.

<< grand Gouraud>> , ainsi se faisait appeler celui à qui je devais ma déchéance. Depuis notre première rencontre,il m'avait toujours inspiré de la peur,et de la stupeur. Ces sentiments contradictoires auraient dû éveiller en moi de la méfiance au lieu de m'inciter à lui faire confiance. Mais, du haut de mes dix ans, j'étais un petit garçon naïf en pleine crise d'identité. Mes ambitions démesurées avaient fini par avoir raison de mon bon sens. Ensuite, vinrent l'effroi et la culpabilité qui m'ont emmuré dans le silence de l'indifférence.

À cette époque-là, je venais d'être déscolarisé. Ma mère n'ayant plus les moyens de payer les impôts, dut fermer son commerce. Mon père, quant à lui,avait disparu depuis mes cinq ans. Personne ne voulait jamais en parler à la maison. Le chagrin qui se lisait sur le visage de ma maman en disait déjà long et du peu de mots que je lui soutirai, je n'en avais retenu que trois: guerre, attentat, et victime.
Endettée et à bout de forces, maman décida finalement de nous emmener, ma grande soeur Irma et moi, vivre chez sa cousine Sora.

Tantine So'o - comme je me plaisais à l'appeler- vivait avec son fils Yvan, mon homonyme, dans la localité de Siwa. C'était un petit village isolé sur la Côte-Nord , l'une des seules régions jusque-là épargnées par les conflits armés qui faisaient rage dans le pays de Guidhor. Un endroit assez calme où le paysage donnait sur des montagnes majestueuses et des collines verdoyantes qui s'étendaient à perte de vue.
Les populations de cette zone vivaient essentiellement d'agriculture et de pêche. La scolarisation était considérée par la plupart des habitants comme futile et dangereuse pour la préservation des valeurs ancestrales , excepté pour ma mère. Elle s'évertuait, tant bien que mal , à me rappeler qu'il n'y avait que la connaissance qui nous sortirait de la pauvreté. Mais moi, je ne l'entendais pas de cette oreille.
Bien qu'il m'arrivait quelque fois de lire les livres qu'elle m'achetait avec son petit revenu de commerçante, je ne pouvais m'empêcher de ressentir de la colère. Une colère dont je ne saurais expliquer l'origine.
Tante So'o et maman avaient toutes les deux étudié pendant de nombreuses années. Au final, elles se retrouvaient toutes les deux sans le sous, à de creuser des sillons sous une chaleur accablante pour que nous ayons de quoi manger. Que je sois instruit ou pas ne changerait rien à l'avenir qui m'attendait, pensais-je.
J'entrepris alors de multiplier des heures de pousse-pousse sur la place du marché, lorsque je fis une découverte inattendue. Un porte-feuilles garni de billets . En fouillant dans la poche en plastique, je retrouvai l'identité du propriétaire, et décidai de me rendre jusqu'à sa boutique pour lui remettre son argent. Ce porte-feuilles appartenait à Monsieur Gouraud, le commerçant le plus aisé de la place, un homme assez corpulent que tout le monde au village admirait pour sa taille, sa simplicité et son fort caractère. Il fut si content et soulagé, qu'il proposa de payer mes services pour effectuer des livraisons, la première devant se faire le soir même. L'idée de gagner des sommes plus importantes me séduisit et je ne pus qu'accepter.
Après le dîner du soir, je prétextai avoir oublié un livre très important près du stand de Monsieur Gouraud afin de me rendre à mon rendez-vous. Ma mère se fit prier puis accepta de me laisser sortir, sous la surveillance d'Irma.
Ainsi, ma sœur et moi, nous nous rendîmes à l'adresse prévue. Mais, il n'y avait personne. Soudain, un homme surgit de l'arrière-boutique et nous menaça d'une arme à feu en insinuant qu'il était venu chercher la cargaison pour laquelle il avait payé <>. Je compris alors que nous étions la livraison et qu'il s'agissait d'un enlèvement. Deux autres hommes sortis de nulle part, s'emparèrent de nous par la taille et nous fîmes respirer une senteur qui nous plongea dans un sommeil profond.
À mon réveil ,dans un cachot sombre et glacial, ma sœur avait disparu. Monsieur Gouraud et ses hommes me firent comprendre que j'allais devoir travailler pour eux, si je voulais revoir ma famille.
Dès lors, ils m'apprirent le maniement des armes à feu. Les journées se succédèrent à la vitesse des mois, ponctuées par des heures interminables de marche, la famine, les embuscades et les pillages de villages en villages pour l'obtention de nouvelles cargaisons. Mon addiction aux stupéfiants ne m'avait laissé que de vagues souvenirs, car je ne voulais pas me rappeler de mes actions. De fait, je voyais sans voir. J'entendais sans entendre. Les cris de mes victimes ne parvenaient plus à ma conscience. Elle s'était endormie, tout comme le reste de mon humanité. J'étais dégoûté par la guerre. Des gens détruisaient leurs vies et celles des autres pour des biens qu'ils n'auraient même pas emporté dans leurs tombes.
Cinq ans plus tard, mes compagnons et moi tombâmes, dans une embuscade tendue par les forces militaires de l'ONU( les casques bleus). Après plusieurs échanges de coups de feu, ils prirent l'ascendant sur nous. Nous fûmes alors déportés dans des camps de réhabilitation sociale où je passai deux ans, après lesquels je retrouvai ma famille. Enfin, se termina mon supplice en tant qu'enfant soldat.