Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux.
Il fut un temps où j’avais des rêves plein la tête. Des rêves. Rien que le mot « rêve » renferme un certain espoir, une incertitude, une illusion douce. Ce qui est triste c’est lorsque nous ne pouvons plus rêver. Enfant, on rêve nuit et jour, on rêvasse, on s’émerveille d’un rien. On rêve de devenir pilote, astronaute, vétérinaire ou pompier, on rêve de devenir des super-héros parce que les uniformes sont attrayants. On rêve d’une incertitude, d’une probabilité. Et en grandissant, on se prend la réalité en pleine face. On assiste à la l’exécution de nos rêves, on se noie dans un océan de certitudes odieuses. Et notre enfant intérieur meurt à petit feu. Il suffit de peu de choses pour que l’insouciance nous soit ôtée : un divorce, un décès, un drame, un déménagement et c’est un pan de notre âme pure qui s’en trouve entaché à jamais.
Je ne rêve plus nuit et jour. C’est à peine si la nuit m’en accorde quelques-uns. Mes rêves, on m’en a privé très tôt malheureusement. J’enviais tellement mes camarades quand ils énonçaient fièrement à la maîtresse la liste de leurs rêves. Moi, tout ce dont je rêvais c’était de rester à l’école et d’apprendre, ne plus rentrer à la maison où je me sentais comme un étranger. Je ne rêvais pas de devenir un super-héros, je rêvais juste d’être accepté au sein de ma propre maison. Étrangement, pour moi, ceux qui voulaient devenir des super-héros étaient ceux qui voulaient gagner la reconnaissance d’inconnus parce que celle que leur famille leur donnait ne leur suffisait plus. Et pour moi c’était l’inverse : j’avais celle des inconnus qui ne cessaient de dire à ma mère « mais qu’il est sage ! vous avez de la chance, c’est un bon petit gars votre fils ! » et j’étais dépourvu de la sienne.
J’ai grandi. J’ai pour fierté d’être parvenu à préserver les rêves de ma petite sœur. Elle est venue au monde neuf ans après moi. Au-dessus de son berceau à la maternité, j’ai contemplé longuement ses petits bras potelets, ses doigts ridiculement minuscules et ses yeux grands ouverts d’un joli bleu-gris et je me suis juré de protéger ses rêves. Elle a grandi dans l’insouciance. Je suis resté aussi longtemps que possible, des nuits durant à lui boucher les oreilles pour qu’elle n’entende pas les cris. Je me forçais à rire, à ravaler mes larmes alors qu’elle grimpait dans mes bras en trébuchant. Elle mettait toujours ses deux petites paluches sur mes joues et me regardait sans rien comprendre de ce qui se passait. On jouait. On jouait au roi du silence presque tous les soirs. Parfois, je la découchais de son lit à barreaux pour qu’elle vienne dans ma chambre jouer. Je posais mon doigt sur mes lèvres et elle comprenait. Elle ne savait probablement pas pourquoi il fallait le faire mais elle le faisait : elle hochait la tête et posait son petit index sur ses lèvres. Je lui mettais les écouteurs dans les oreilles et je lui faisais écouter des comptines pour qu’elle n’entende pas le verrou de ma porte quand je tournais la clef ni le tambourinement acharné de mon père alcoolisé cherchant à la défoncer. Elle s’endormait toujours au bout de trois refrains de Martin le Lapin. Elle était si paisible... Comment je ferai pour la protéger quand je devrais partir de la maison ? J’avais bientôt dix-huit ans et je comptais bien mettre les voiles mais pas sans elle.
Pendant des mois et des années, j’ai protégé ses rêves d’enfant jour et nuit. J’étais devenu son gardien. Je n’avais plus de rêves mais les siens m’étaient encore plus précieux que tout ceux qu’on m’avait énoncé. Un autre jeu pour nous. Je lui demandais toujours : de quoi as-tu rêvé cette nuit ?
_ J’ai rêvé que tu partais, que tu me laissais toute seule à la maison et que tu disparaissais.
Lorsqu’elle me l’a dit, j’ai cru que le sol allait se fendre pour m’engloutir. J’ai ravalé ma salive avec peine, une boule logée dans la gorge.
_ Dis, où est-ce qu’on va ?
J’ai jeté un coup d’œil dans le rétroviseur intérieur pour l’observer discrètement alors qu’elle avait le regard fixé à la fenêtre.
_ On va chez papy-mamie, c’est l’anniversaire de mamie, tu te souviens ?
_ Maman et papa ne viennent pas ?
_ Non, ils sont occupés. Tu as pris toutes tes affaires ?
_ Oui, c’est bon, j’ai tout. Mais on n’a pas pris de cadeau pour mamie, et on a oublié le gâteau.
_ On va aller chez le fleuriste lui prendre un bouquet et pour le gâteau je voulais qu’on le choisisse ensemble.
_ Un gâteau au chocolat alors !
_ Haha, alors va pour un gâteau au chocolat ! Tu voudras quelque chose d’autre rien que pour toi ?
_ Non, rien. Juste un gâteau au chocolat pour mamie. Mais prend-toi quelque chose si tu veux ! j’ai un peu d’argent de poche, je pourrais te payer un petit quelque chose !
Une âme pure. Elle n’avait jamais rien réclamé, pas un seul caprice, pas une seule scène en grandissant. Même quand elle pleurait elle restait silencieuse et accrochait un sourire pour ne pas faire de peine aux autres. Je me demandais si elle était heureuse. Avec les années, et quand bien même je l’avais protégé, je me demandais ce qu’elle percevait de notre réalité.
On a pris un beau bouquet chez le fleuriste et un gros gâteau au chocolat à la boulangerie. Du haut de ses treize ans, elle a insisté pour me prendre une pâtisserie avec le peu d’argent de poche qu’elle avait gagné en gardant les lapins d’une amie l’été précédent et ce, malgré mes protestations. La boulangère a souri de toutes ses dents en lui tendant la boîte alors que ma petite sœur lui donnait la monnaie avec le souci de bien faire.
Mes grands-parents nous ont accueillis en nous prenant dans leur bras et l’on a passé la journée tous ensemble, dans une normalité apaisante. Le soir, une fois ma sœur couchée, j’ai discuté longtemps avec eux. J’avais besoin de me délester d’un poids. Ils m’ont promis d’en prendre soin. Et j’ai eu beau m’en persuader, me certifier que c’était la meilleure chose que je puisse faire, je n’ai pas cessé de pleurer en reprenant le volant, la boîte à pâtisserie de ma sœur, sur le siège passager pour seul compagnie.
Il fut un temps où j’avais des rêves plein la tête. Des rêves. Rien que le mot « rêve » renferme un certain espoir, une incertitude, une illusion douce. Ce qui est triste c’est lorsque nous ne pouvons plus rêver. Enfant, on rêve nuit et jour, on rêvasse, on s’émerveille d’un rien. On rêve de devenir pilote, astronaute, vétérinaire ou pompier, on rêve de devenir des super-héros parce que les uniformes sont attrayants. On rêve d’une incertitude, d’une probabilité. Et en grandissant, on se prend la réalité en pleine face. On assiste à la l’exécution de nos rêves, on se noie dans un océan de certitudes odieuses. Et notre enfant intérieur meurt à petit feu. Il suffit de peu de choses pour que l’insouciance nous soit ôtée : un divorce, un décès, un drame, un déménagement et c’est un pan de notre âme pure qui s’en trouve entaché à jamais.
Je ne rêve plus nuit et jour. C’est à peine si la nuit m’en accorde quelques-uns. Mes rêves, on m’en a privé très tôt malheureusement. J’enviais tellement mes camarades quand ils énonçaient fièrement à la maîtresse la liste de leurs rêves. Moi, tout ce dont je rêvais c’était de rester à l’école et d’apprendre, ne plus rentrer à la maison où je me sentais comme un étranger. Je ne rêvais pas de devenir un super-héros, je rêvais juste d’être accepté au sein de ma propre maison. Étrangement, pour moi, ceux qui voulaient devenir des super-héros étaient ceux qui voulaient gagner la reconnaissance d’inconnus parce que celle que leur famille leur donnait ne leur suffisait plus. Et pour moi c’était l’inverse : j’avais celle des inconnus qui ne cessaient de dire à ma mère « mais qu’il est sage ! vous avez de la chance, c’est un bon petit gars votre fils ! » et j’étais dépourvu de la sienne.
J’ai grandi. J’ai pour fierté d’être parvenu à préserver les rêves de ma petite sœur. Elle est venue au monde neuf ans après moi. Au-dessus de son berceau à la maternité, j’ai contemplé longuement ses petits bras potelets, ses doigts ridiculement minuscules et ses yeux grands ouverts d’un joli bleu-gris et je me suis juré de protéger ses rêves. Elle a grandi dans l’insouciance. Je suis resté aussi longtemps que possible, des nuits durant à lui boucher les oreilles pour qu’elle n’entende pas les cris. Je me forçais à rire, à ravaler mes larmes alors qu’elle grimpait dans mes bras en trébuchant. Elle mettait toujours ses deux petites paluches sur mes joues et me regardait sans rien comprendre de ce qui se passait. On jouait. On jouait au roi du silence presque tous les soirs. Parfois, je la découchais de son lit à barreaux pour qu’elle vienne dans ma chambre jouer. Je posais mon doigt sur mes lèvres et elle comprenait. Elle ne savait probablement pas pourquoi il fallait le faire mais elle le faisait : elle hochait la tête et posait son petit index sur ses lèvres. Je lui mettais les écouteurs dans les oreilles et je lui faisais écouter des comptines pour qu’elle n’entende pas le verrou de ma porte quand je tournais la clef ni le tambourinement acharné de mon père alcoolisé cherchant à la défoncer. Elle s’endormait toujours au bout de trois refrains de Martin le Lapin. Elle était si paisible... Comment je ferai pour la protéger quand je devrais partir de la maison ? J’avais bientôt dix-huit ans et je comptais bien mettre les voiles mais pas sans elle.
Pendant des mois et des années, j’ai protégé ses rêves d’enfant jour et nuit. J’étais devenu son gardien. Je n’avais plus de rêves mais les siens m’étaient encore plus précieux que tout ceux qu’on m’avait énoncé. Un autre jeu pour nous. Je lui demandais toujours : de quoi as-tu rêvé cette nuit ?
_ J’ai rêvé que tu partais, que tu me laissais toute seule à la maison et que tu disparaissais.
Lorsqu’elle me l’a dit, j’ai cru que le sol allait se fendre pour m’engloutir. J’ai ravalé ma salive avec peine, une boule logée dans la gorge.
_ Dis, où est-ce qu’on va ?
J’ai jeté un coup d’œil dans le rétroviseur intérieur pour l’observer discrètement alors qu’elle avait le regard fixé à la fenêtre.
_ On va chez papy-mamie, c’est l’anniversaire de mamie, tu te souviens ?
_ Maman et papa ne viennent pas ?
_ Non, ils sont occupés. Tu as pris toutes tes affaires ?
_ Oui, c’est bon, j’ai tout. Mais on n’a pas pris de cadeau pour mamie, et on a oublié le gâteau.
_ On va aller chez le fleuriste lui prendre un bouquet et pour le gâteau je voulais qu’on le choisisse ensemble.
_ Un gâteau au chocolat alors !
_ Haha, alors va pour un gâteau au chocolat ! Tu voudras quelque chose d’autre rien que pour toi ?
_ Non, rien. Juste un gâteau au chocolat pour mamie. Mais prend-toi quelque chose si tu veux ! j’ai un peu d’argent de poche, je pourrais te payer un petit quelque chose !
Une âme pure. Elle n’avait jamais rien réclamé, pas un seul caprice, pas une seule scène en grandissant. Même quand elle pleurait elle restait silencieuse et accrochait un sourire pour ne pas faire de peine aux autres. Je me demandais si elle était heureuse. Avec les années, et quand bien même je l’avais protégé, je me demandais ce qu’elle percevait de notre réalité.
On a pris un beau bouquet chez le fleuriste et un gros gâteau au chocolat à la boulangerie. Du haut de ses treize ans, elle a insisté pour me prendre une pâtisserie avec le peu d’argent de poche qu’elle avait gagné en gardant les lapins d’une amie l’été précédent et ce, malgré mes protestations. La boulangère a souri de toutes ses dents en lui tendant la boîte alors que ma petite sœur lui donnait la monnaie avec le souci de bien faire.
Mes grands-parents nous ont accueillis en nous prenant dans leur bras et l’on a passé la journée tous ensemble, dans une normalité apaisante. Le soir, une fois ma sœur couchée, j’ai discuté longtemps avec eux. J’avais besoin de me délester d’un poids. Ils m’ont promis d’en prendre soin. Et j’ai eu beau m’en persuader, me certifier que c’était la meilleure chose que je puisse faire, je n’ai pas cessé de pleurer en reprenant le volant, la boîte à pâtisserie de ma sœur, sur le siège passager pour seul compagnie.