Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité... Ça a duré une bonne minute, l'inévitable questionnement que me renvoyaient des regards de chiens estropiés.
Tous les regards furent étonnamment rivés vers moi. Ils étaient de tous acabits : hagards, dédaigneux, scrutateurs, admiratifs... Je ne cessais de me demander la raison pour laquelle je pouvais être accueilli dans une atmosphère maussade, où les clignements d'yeux et les hochements de têtes en disaient long sur le silence qui accompagnait ma montée à bord d'un ‘‘Esprit de vie''[1]. Et le langage verbal céda la place au non verbal.
« Suis-je mal habillé ? », murmurai-je. Pour me rassurer que mon habillement n'avait rien d'inconvenant, je résolus de jeter furtivement un coup d'œil sur ma silhouette couverte d'une chemise blanche à manches longues et d'un pantalon bleu foncé cousu sur mesure. Je me rendis à l'évidence que ma tenue ne frisait ni les railleries, ni l'attention poussée à l'extrême qui me fut servie dès les premiers instants. En parcourant mon corps svelte par de frénétiques navettes du regard entre le buste et la paire de chaussures noires Made in Italy, je remarquai une si infime tache noire se démenant, comme le diable au fond d'un bénitier, sur la blancheur inénarrable de ma chemise bien empochée.
« C'est trop peu que toute l'assistance me fixe unanimement du regard à cause d'une petite tache qui ne peut être visible que de très près ! », pensai-je. « Ai-je oublié de verrouiller la tirette de mon pantalon ? », allai-je de question en question. « Non ! La voilà. Elle est bien fermée », marmonnai-je en revoyant la ceinture qui m'aida à empocher la chemise dans le pantalon. « Peut-être est-ce de coutume que les passagers d'un ‘‘Esprit de vie'' se regardent en chiens de faïence ! », me dis-je, consolé. Moi, qui étais habitué à emprunter des ‘‘Esprit de mort'' pour mes courses sur le bitume des routes de Kinshasa, je brisai enfin le mythe du transport en commun dit ‘‘ Esprit de vie''. C'était ma toute première fois.
À l'instant, il me passa à l'esprit une phrase qu'un de mes amis m'avait lancée au sommaire d'une simple conversation : « La vie est aussi faite de premières fois ». Je sentis alors un baume de soulagement me traverser la cervelle. Puis, passant au milieu des regards marqués à l'effigie de la stupéfaction, je me dirigeai vers un siège vide.
Pendant que je m'apprêtai à m'asseoir, j'entendis la demoiselle d'à-côté sursauter en sanglots : « Non ! Non ! Non ! Ce n'est pas possible ». Que de cris stridents qui ne faisaient que croître le degré de stupéfaction que d'aucuns caressaient à la vue de ma personne ! Que de regards qui continuaient à scruter chacun des gestes que je posais ! Que de murmures et chuchotements qui répondaient en écho à mes pas !
Je feignis de n'avoir rien entendu. Je sortis discrètement un kleenex de la poche de mon pantalon pour essuyer l'un des sièges de l'avant-dernière ligne, avant de m'y asseoir. Notre ‘‘Esprit de vie'' comptait environ une trentaine de sièges disposés en lignes et colonnes. Mais le bus n'était rempli que de moitié, lorsque le convoyeur donna le coup de départ au chauffeur en hélant : « Serrez ! ».
Le vrombissement du moteur, à peine embrayé, s'accompagnait de cris que lançait à la cantonade ma voisine la plus immédiate. Je crus qu'elle mettrait fin à ses simagrées, parce que n'y accordant aucune attention majeure. Elle continuait de crier de plus belle, sans dire exactement le problème auquel elle était buttée. Puisque la situation dégénérait, je sortis de ma coquille. Mon regard, accusant un sentiment de colère et une mine de nonchalance, était orienté vers ma voisine : « Mademoiselle, y a-t-il un problème ? ».
Cette phrase était comme de l'huile jetée au feu. Elle envenima la situation et empira l'apparente hostilité de la demoiselle d'à-côté. Elle devait friser la vingtaine d'âge et avait l'air d'une étudiante en partance pour l'université. Aussi était-elle d'une beauté à vous couper le souffle... « Est-ce la raison pour laquelle elle évitait toute conversation avec moi ? Pourtant, elle était la première personne à crier à mon approche », me demandai-je. « Pense-t-elle que j'aie choisi de rester à ses côtés pour la courtiser au fil du voyage ? ». Mes questions étaient restées sans réponses...
Alors que la demoiselle se levait pour aller occuper une autre place, loin de moi, le convoyeur me lança à cor et à cri : « Monsieur, tu es le seul à n'avoir pas encore payé ! ». À ces mots, je sortis un billet de 500 FC (cinq cents francs congolais), et le lui tendis, car il s'était déjà rapproché de moi.
- Non, Monsieur ! protesta le convoyeur. En montant dans notre ‘‘Esprit de vie'', ne vous ai-je pas bien dit que le ticket pour la ligne Rond-Point Ngaba – Université de la Montagne revient à 1.000 FC?
- Depuis quand cette ligne coûte le double du ticket ordinaire ?
- Monsieur, vous avez très bien vu qu'à la place de 32 passagers, nous en avons que 16 dans notre bus. Vous ne suivez pas les informations ?
- De quelles informations me parles-tu ? Est-ce donc toi qui veux m'apprendre à suivre le journal ?
- Monsieur, pour votre information, la décision a été prise hier, dans la soirée, par la mairie, qui a renforcé les gestes barrières pour ralentir la propagation de la crise pandémique. Covid-19...
Pour éviter de continuer à laisser couler salive et sueur, je tendis un autre billet de 500 FC au bonhomme :
- Tiens, tu as maintenant 1.000FC.
- Voilà que de bons comptes font de bons amis... Mon grand, j'ai une question à vous poser !
- Vas-y !
- Savez-vous que le port du cache-nez est obligatoire dans les transports en commun ?
- Vous avec vos histoires des cache-nez... Qui vous a dit que le, si c'est la, covid-19 a déjà posé ses pieds sur Kin-la-belle ?
Il s'ensuivit un grand débat dans le bus. L'assistance se scinda en deux camps. Le premier camp estimait que le coronavirus avait déjà élu domicile dans la capitale congolaise. L'autre, par contre, était farci de sceptiques.
Le débat n'avait pas encore pris fin que notre ‘‘Esprit de vie'' s'immobilisa. Le chauffeur nous apprit sur-le-champ qu'une parade de policiers, accompagnée d'une équipe d'agents de la riposte contre la covid-19, avait effectué la descente sur terrain, afin de considérer un transport en commun comme l'échantillon de des recherches. Malheureusement, le choix était porté sur notre engin.
À ma grande surprise, les résultats furent déconcertants : à bord, j'étais l'unique personne à être testée positive. Je commençai à comprendre tous les scenarii qui avaient entouré ma montée dans le fameux ‘‘Esprit de vie''. Rien d'étonnant que tous les passagers, excepté moi-même, portaient chacun un cache-nez, même ceux qui doutaient encore de l'existence du virus. Ces derniers, en effet, le portaient par mesure de prudence. « On ne sait jamais », disaient-ils. Et moi, j'étais la première personne de mon entourage à contracter le coronavirus. Preuve matérielle et didactique que cette maladie pandémique ne fut aucunement étrangère à Kinshasa...
[1] « Esprit de vie », désigne un type de véhicule alloué au transport en commun à Kinshasa et dans d'autres villes de la République démocratique du Congo. Il s'oppose à « Esprit de mort », véhicule de marque Mercedes Benz 207 enregistrant plus de cas d'accidents de circulation.