Errance

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  • Science-Fiction

Rire cristallin.
« Papa ! »

Sonnerie stridente.
L'esprit embrumé, Fogarty soulève l'enclume qui lui tient lieu de bras. Réflexe. Sa main gauche tâtonne. Cible atteinte. La paume s'abat sur l'interrupteur. La litanie du réveil cesse.
Rituel : le corps se redresse. Les jambes glissent sur le matelas, obliquent en direction des pantoufles bas de gamme. Les yeux clignent plusieurs fois. Fogarty est tenté de soulever le store, puis renonce. Il sait à quoi s'attendre. Douche brûlante, rasage face au miroir embué de vapeurs. Détour penderie et son attroupement monocorde de vêtements à prix usés. Étape cuisine, café serré bu dans la même tasse qu'hier et avant-hier...
La porte. Arrêt bref sur le palier, regard incertain sur l'appartement. Comme toujours, il n'y a rien. Juste le vide et le silence.
La rue. New Heaven et son odeur de souffre. Ombres furtives, les lève-tôt filent à travers le brouillard collant aux buildings de la zone industrielle. Délaissant le tramway solaire, trop onéreux pour la plèbe de New Heaven, ville-champignon afghane née vingt ans plus tôt avec la découverte de la Brume.
Un panneau – et sa pin-up émerveillée –, annonce l'arrivée de la Brume+ : « Plus de sensations, plus de bonheur, plus de temps ». Un jeune assis juste en dessous, les yeux levés sur l'affiche, s'offre cinq minutes de trip made in Dream Corp. Fogarty a un rictus ironique.
Arrivée à l'usine. Les machines tournent déjà à pleine puissance, extraient la Brume des réserves naturelles, la collectent, la purifient avant la synthèse en comprimés. Pensif, Fogarty se présente au contrôle de sécurité, rejoint son poste de Contrôleur Qualité. Inspecter chaque pilule, cibler les défauts, ne garder que la perfection. Écouter ses collègues déblatérer sur la robotisation inquiétante de la manufacture, sur le trip à Hawaï qu'untel va s'offrir avec sa femme, sur la déliquescence des sites pornos rendus obsolètes par la Brume – réflexion ponctuée d'un rire gras.
Dix-huit heures pile. Trajet en sens inverse. Le panneau publicitaire a été tagué d'un écarlate « Dream is not Reality. Wake Up ! ». Devant la porte de son immeuble, Fogarty entend l'éternel crissement de pneus suivi d'un choc percutant.
Comme toujours, il n'y a rien dans la rue.

* * *

Fogarty s'affale sur le fauteuil, presse la touche ON de la télécommande. Les chaînes défilent à l'écran. Documentaire animalier. Publicité pour la Brume+. Télé-réalité. Série policière. Brume+. Télé-réalité. Spectacle comique. Brume+.
Débat sur la Brume.
Un décor assez simple : une table ronde, quelques rafraîchissements. En toile de fond, un titre : « Brume : espoir vaporeux ou mensonge opaque ? ». Deux fauteuils en cuir. Un présentateur face à son invité, au visage dissimulé derrière un masque nô.

«... mouvement contestataire Wake Up dont vous êtes le leader. Vous militez donc pour l'interdiction du D2MT ? »
L'interrogé se penche sur son siège, et l'expression du masque paraît subtilement changer. Fogarty sent les poils de ses avant-bras se hérisser.
Une voix numériquement déformée s'élève.
— C'est exact. La Brume est la pire des drogues jamais créées par l'Homme. Ou pour lui.
— Pourtant, depuis la légalisation de la vente et de la consommation de D2MT en 2054, aucun effet secondaire indésirable n'a jamais été déclaré.
— C'est ce qu'affirme le gouvernement. Mais ce sont les multinationales qui dirigent le monde, désormais. Et Assange a prouvé le talent inné du capitalisme à faire taire les grains de sable.
— Mais la découverte de la Brume et son commerce ont permis un redressement considérable de la situation économique en Afghanistan. Dream Corp est allé jusqu'à renverser l'hégémonie américaine.
Le conglomérat, né de l'union scientifique et financière de l'Eurasie, est en réalité propriété à 75 % de la Chine, qui a su miser sur le bon cheval et écraser une Amérique en pleine crise financière et partiellement rasée par les missiles coréens. Fogarty se souvient de sa propre immigration.
— Tout comme des dizaines de manufactures s'étaient enrichies grâce à l'Holocauste.
Silence abasourdi sur le plateau. Visage figé du présentateur. Puis une vague de huées, timide mais audible.
— Vous comparez le travail effectué par Dream Corp à l'extermination des Juifs ?
— Tout à fait.
Nouvelles huées, plus prononcées cette fois-ci.
— C'est notre conception de la réalité qu'ils exterminent. De quel bonheur parlons-nous ? D'un simulacre sensoriel engendré par l'ingestion d'un cachet ? Les gens n'osent plus affronter leurs problèmes. Ils courbent l'échine tant qu'ils ont droit à leurs vingt-quatre heures de perfection factice une fois rentrés chez eux. Ils rêvent d'un paradis au lieu de chercher à le construire !
La foule devient hystérique. Quolibets et chaussures fusent en direction du plateau. Le présentateur lutte pour reprendre la parole.
— Mais la thérapie D2MT a permis une réduction considérable des meurtres, des actes de pédophilie... Chacun peut désormais laisser libre cours à ses pulsions sans faire de mal à autrui. Notre prochain invité est d'ailleurs un violeur repenti qui...
— Ce n'est qu'une fuite en avant. Dream Corp aurait apporté la clé du bonheur à l'humanité ? C'est l'opium suprême du peuple qu'ils ont créé !
Touche OFF.

Fogarty ne sait plus quand sa main gauche a quitté l'accoudoir pour se diriger vers le tiroir de la commode. Réflexe. Sa main gauche tâtonne. Cible atteinte. Le flacon repose désormais dans sa paume. Bon prix, acquis sur le marché local. Aucune date de péremption – inutile, dans la mesure où la substance ne peut se dégrader. De son pouce, Fogarty caresse le couvercle.
La Brume...
Nul n'a pu expliquer son apparition subite au sein des réserves de gaz naturel de l'Afghanistan. Conséquences de l'Homme ? Caprice de mère Nature ? Toujours est-il que la Brume a jailli, sans raison. Des volutes nacrées, remontées à la surface en présentant le divin à ceux qui les inhalaient.
Une substance inconnue, dérivée de la diméthyltryptamine, sobrement intitulée D2MT une fois condensée sous forme solide. À faire fondre sur la langue pour un décuplement quasi-instantané du potentiel cérébral, tout en empêchant le subconscient d'interférer. Le corps reste immobile tandis que l'esprit forge le monde en sept nanosecondes à son image : le miracle de la D2MT selon Dream Corp. Le voyage ultime sans aucune retombée physique. Ni bad trip, ni dépendance. Un rêve de vingt-quatre heures – contre cinq minutes dans le monde réel, d'un réalisme absolu et modulable à souhait.

Rituel : le pouce fait sauter la capsule. Un cachet roule en douceur au creux de la paume. Quelques secondes suspendues. La respiration s'accélère. Puis la paume se plaque contre la bouche ouverte, la langue écrase le comprimé contre le palais. La salive fait son office, les effluves brumeuses remontent le cornet nasal jusqu'à la glande pinéale.
Fogarty expire longuement. « La drogue qui n'en est pas une... » 
Il ouvre les yeux, ébloui par la lumière éclatante qui inonde la chambre à travers les stores. Il se retourne dans son lit, tombe nez-à-nez avec elle. Taquine, elle se love contre lui.
— On a le réveil difficile ?
Il l'embrasse avec fougue. Ses soupirs ne font que décupler son désir. La porte s'ouvre alors avec fracas. Il sourit, mi-attendri, mi-exaspéré.
Rire cristallin.
— Papa !
Fogarty écarte les bras, et sa fille s'y réfugie.
Ça fait maintenant quatre ans qu'elle en a huit. Peut-être est-il temps de la faire grandir ? Elle est adorable ainsi, mais il y a tant à imaginer pour elle.
Mais pas tout de suite. Il veut encore profiter de cette belle journée. De cette promenade féerique au parc, de son expression ravie lorsqu'il lui achètera cette poupée dont elle raffole tant.
Leur rituel du soir. La border, déposer un baiser tendre sur son front, la regarder s'endormir, les larmes aux yeux.
Et la question ensommeillée :
— Papa, pourquoi tu es triste ?
Question qui comme toujours resterait sans réponse.
Fogarty va ouvrir les stores, contemple la vue s'offrant à lui.

Il y a un peu de brume ce matin.

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