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Madame avait l'habitude du noir. Les gens en portaient tout le temps, comme si nul ne se sentait capable de la moindre originalité. Les murs du voisinage suivaient aussi cette tendance, salis par l'humanité et le temps. Cela lui convenait parfaitement. Elle ne se souvenait pas avoir un jour contemplé un monde coloré, alors comment pourrait-il lui manquer  ? Le noir, c'était bien. Il mettait tout le monde sur un pied d'égalité. Madame y trouvait un certain réconfort. Aussi son cœur rata-t-il un battement lorsqu'un matin, elle aperçut une touche de couleur vive de l'autre côté de la rue.
Une nouvelle voisine venait d'emménager, juste en face. Il s'agissait d'une jeune femme d'une vingtaine d'années, seule, enfin prête à voler de ses propres ailes. Beaucoup de ses proches vinrent l'aider au déménagement, des amis comme de la famille. Madame se souvenait parfaitement avoir dû supporter les larmes de la mère de sa nouvelle voisine, une vieille femme incapable de laisser son enfant quitter le nid familial. Déplorable. Personne n'avait versé de larmes au déménagement de Madame, dix ans plus tôt. En même temps, personne n'était venu l'aider à s'installer.
Sa sombre maison, parfaitement alignée et identique à celles de ses voisins, ne lui procurait qu'une profonde indifférence, et ce depuis son emménagement. Madame n'avait pas choisi de vivre ici. Elle s'était simplement installée là où il restait de la place pour un moindre coût. Tout se passait très bien jusqu'à ce que cette nouvelle voisine emménage. Jusqu'à ce que, au sein de cette morosité dans laquelle Madame trouvait sa tranquillité, cette jeune femme captive l'œil par des couleurs vives et éclatantes.
Tout commença avec un bouquet de fleurs déposé très tôt un matin sur le pas de sa porte. Un bouquet de roses. Des roses si odorantes que Madame put profiter de leur parfum depuis l'autre côté de la rue. Elle huma leur fraîcheur sans plus penser à rien, jusqu'à ce que cette même odeur la ramène à sa dure réalité : elle n'en avait jamais reçu, elle, des roses d'un tel parfum. Pourquoi donc ? L'avait-on seulement déjà assez aimée pour lui en offrir ? Sans doute pas. Pourtant, elle avait connu bien des relations. Sa nouvelle voisine devait avoir quelqu'un d'important et de sincère auprès d'elle. Ce matin-là, alors qu'elle admirait l'un des pétales de rose tomber, Madame l'envia pour la première fois.
La voisine reçut un nouveau bouquet à peine quelques jours plus tard. Des tulipes, cette fois-ci. Leur jaune étincelant força Madame à plisser les yeux pendant des heures, tant ils furent éblouis par cette clarté oubliée. Elle n'avait jamais reçu de tulipes non plus. Ni roses, ni tulipes, ni rien du tout, en fait. Qu'est-ce que cette gamine pouvait bien avoir de plus qu'elle, à part une maison toute neuve et un jardin bien entretenu ? Madame ne s'occupait pas de son extérieur, elle devait paraître pathétique, en comparaison. Peut-être était-ce pour cela que nul ne s'intéressait à elle. Elle n'était ni laide ni mauvaise. La faute revenait forcément à ces mauvaises herbes et aux fissures sur les murs de sa façade. Madame ne pouvait pas être le problème. Elle aurait aimé améliorer son extérieur, mais elle n'avait plus la force de se lancer dans une telle entreprise. Peu importe. Quelqu'un finira bien par la remarquer.
Un troisième bouquet suivit rapidement le deuxième. Un mélange de fleurs sauvages de toutes les couleurs que Madame se trouvait bien incapable d'identifier. Le jardin de sa voisine devenait bien trop coloré à son goût. Pourquoi, diable, ne rentrait-elle pas ces maudites fleurs à l'intérieur ? Cette fille aimait-elle à ce point rappeler à tout le voisinage qu'on l'aimait ? Quelle sale petite prétentieuse ! Si seulement ces maudites fleurs pouvaient faner. Si seulement le – ou les – prétendant de la voisine pouvait la tromper, la larguer, ou simplement disparaître. Madame n'aurait plus à être le témoin de ces preuves d'amour incessantes. Elle pourrait cesser de se torturer, de se répéter que personne ne l'aimait autant. Madame détestait ce sentiment d'infériorité qu'elle découvrait. Elle haïssait que ce soit une gamine inconnue qui le lui procure.
Plus les jours passaient, plus le jardin de sa voisine se parait de nuances toutes plus éclatantes les unes que les autres. Madame passa une journée entière à l'espionner. Elle voulait savoir ce que cette fille avait de si spécial. En fin de journée, après des heures d'observation, elle eut enfin sa réponse : strictement rien. La jeune voisine menait une existence profondément ennuyeuse. Elle n'était même pas sortie un instant prendre l'air. Pour Madame, il apparaissait désormais évident que cette fille ne méritait pas l'attention qu'elle recevait. Ce n'était qu'une gamine, après tout. Que pouvait-elle bien avoir accompli dans sa vie pour attirer autant d'amour à elle ? Probablement, rien. Madame, elle, en avait effectué un paquet, de beaux gestes qui mériteraient mille bouquets. Elle méritait de belles attentions plus que quiconque dans tout le voisinage. L'idée de voler ces maudites fleurs lui traversa l'esprit plusieurs nuits de suite. Toutefois, au moment de sortir de chez elle, sa volonté se rétractait toujours. Le courage lui manquait. Dès lors, le parfum des fleurs l'agaça d'autant plus. Elle priait pour qu'une pluie diluvienne les ruine toutes ; pour qu'un animal pisse dessus, ou que quelqu'un d'autre les dérobe et les piétine. Madame voulait ces fleurs dans son propre jardin ou hors de sa vue.
Son souhait égoïste finit, semble-t-il, par être exaucé : l'écart entre l'arrivée de chaque bouquet s'élargissait petit à petit. Ils devenaient plus rares, moins beaux. Madame jubilait en les voyant tendre progressivement vers de minables compositions, probablement dénichées chez le fleuriste au coin de la rue. Cette abjecte satisfaction occupait suffisamment son esprit pour qu'elle oublie l'absence continuelle de fleurs sur son perron. Elle attendait toujours, au plus profond d'elle, sans perdre espoir. Madame se disait qu'un jour, le bouquet allait peut-être se tromper d'adresse et finir à sa porte. Cela n'arriva pas, et les chances que cela se produise s'amenuisaient de jour en jour.
Plus aucun bouquet depuis plusieurs semaines déjà. La voisine ne recevait plus rien. Madame se moquait bien de ce qui avait pu arriver, elle prenait un malin plaisir à contempler les fleurs restantes dans le jardin faner à tour de rôle. Lorsqu'il n'en resta plus qu'une, Madame ne la quitta plus un seul instant. Elle la contemplait jour et nuit, impatiente de la voir mourir à son tour. Les pétales noircissaient un à un, tombaient et se laissaient emporter par le vent.
Le dernier pétale s'envola au cours d'une soirée pluvieuse. Madame sourit. C'en était fini de sa voisine en recherche désespérée d'attention. Plus personne ne se souciait d'elle. Madame ferma les yeux pour apprécier ce sentiment de légèreté. La maison de sa voisine s'accordait enfin parfaitement à celles du quartier : terne, triste et oubliée. Plus rien ne forçait Madame à se rappeler constamment qu'elle espérait depuis des années qu'une pauvre fleur atterrisse sur son perron en marbre. Plus une seule couleur pour lui répéter que son jardin à elle dépérissait chaque jour davantage. Plus une seule, dans tout le quartier.
Et il en restera ainsi jusqu'à ce qu'un nouvel individu vienne s'y faire enterrer.

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