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- La Peur
Les gouttes commencent à tomber sur le sol sec des rues de Sfireh. Voilà des semaines qu'il n'a pas plu sur cette petite ville aux portes d'Alep. Yara se tient là, debout au milieu de la rue, fille du peuple, enfant des pavés, souveraine de ses baskets sans lacets. Son jean sale, jauni par le sable fin et chaud des ruelles lui colle aux jambes, imbibé de sueur. Au-dessus de sa tête, le couvercle noir chargé d'humidité qui s'est installé sur la ville parvient à grand-peine à apaiser la chaleur étouffante de l'été.
Toute son enfance, Yara l'avait passée à arpenter les étroites allées de sa ville. Elle les connaissait par cœur. Chaque rue, chaque ruelle, chaque impasse.
Elle avait mis les pieds des centaines de fois dans chaque boutique, chaque bar, chaque épicerie. Les moindres recoins, elle les avait découverts ; les moindres trous, elle s'y était faufilée. Et plus encore. Jusqu'aux toits poussiéreux donnant sur le grand lac Jabbûl, jusqu'aux cours interdites débordant de plantes vertes et grasses et d'agrumes juteux.
Elle avait passé son enfance à courir après les pneus usés et les ballons de foot rapiécés d'Ahmed et de Sayid, ses grands frères furieux. Elle avait flâné entre les bâtiments ocre, les cafés miteux et les lampadaires crépitants.
Traînant des pieds, elle s'est rendue à l'école, a remonté les allées marchandes et s'est baladée les dimanches en compagnie du vieux Selim, arborant, aussi longtemps qu'elle l'avait connu, sa longue tunique aussi blanche que ses cheveux.
À treize ans, elle chassait encore les garçons à grands coups de pierres, sous les éclats de rire d'Iman, sa mère, revenant du marché, pendant que Majd, son père, fumait le narguilé, assis sur une chaise en plastique à la terrasse d'en face, parmi l'assemblée des hommes au regard dur.
À quinze ans déjà, elle rêvait d'être médecin. Comme ces femmes américaines qu'elle voyait dans Docteur House ou Grey's Anatomy, à travers la lucarne animée du cybercafé de la rue Al-Moataz.
À dix-sept ans, elle rêvait de voyager, de découvrir la vie londonienne, les quais parisiens et les buildings de Manhattan.
À dix-huit ans, elle est là, debout, immobile, le regard dans le vide. La pluie s'abat partout autour d'elle, sans pour autant la mouiller.
Ils ont frappé plus tôt dans la matinée, aussi soudainement que l'orage. Leurs balles sifflant à travers la rue, traçant des lueurs dorées dans l'air. Leurs armes lourdes, sombres comme leurs tenues, semant la mort sans autre forme de procès et récoltant la peur et les cris parmi la foule des implorants. Dans l'indifférence la plus totale, les êtres se sont écroulés, hommes, femmes, enfants, tous des pantins retrouvant la poussière.
Yara s'est tenue là, debout, paralysée par la peur au milieu de la rue, les balles pleuvant autour d'elle, éclatant, perforant et brisant les vitres, les briques et les os. Les éclairs luisants de la mitraille ont fusé devant ses yeux, foudroyant les âmes agitées sans pour autant la toucher, elle. Elle n'a pas bougé, le tonnerre des cris et des armes écrasant ses tympans, l'odeur âpre de la poudre lui piquant les narines.
Puis ils se sont retirés aussi vite qu'ils sont apparus, laissant derrière eux un amas de débris, de douilles et de corps.
Ses grands yeux marron et vitreux sont maintenant écarquillés par le tableau terrible dont elle est le centre. Son souffle est court, étouffé par la chaleur et le nœud au fond de sa gorge. Elle a les mains qui tremblent, mais le reste de son corps reste léthargique, coupé du monde.
Son regard se plonge alors sur cette scène calme, brisée par le froissement des gouttes d'eau fendant l'air. Lentement, elle tourne la tête vers les masses inanimées, face contre terre, bras en croix. Ils sont si nombreux, salis par la haine et le sable, rougis par la chaleur étouffante et le sang écarlate.
Éparpillés, chaotiques et grotesques, les corps sont emmêlés. Selim, Ahmed, Sayid, Majd, Iman, et tant d'autres. Toutes ces têtes, elle les connaissait, avant que l'horreur ne vînt tordre leurs visages.
La pluie commence doucement à laver la poussière de ce charnier fumant. Le visage d'un enfant lui apparaît à travers ce rideau gris. Fathi. Elle lui a offert quelques dattes, hier, sous l'ombre en damier des arcades de la mosquée. Il gît là, ses traits sont encore crispés par la terreur et la violence, le dos contre la terre battue, a moitié recouvert par le sinistre drapeau noir frappé du chahada et du sceau sacré blanc. Son regard brouillé et absent contemple la chape de plomb recouvrant le ciel d'été.
Yara lève alors la tête vers le ciel, suivant le regard de l'enfant. Le nuage s'épaissit doucement, toujours plus noir, toujours plus menaçant, recouvrant la ville d'un inquiétant silence. Elle ferme les yeux, et des larmes chaudes commencent à couler sur ses joues rouges.
Elle se tient là, debout, seule, sous les hydrométéores tombant autour d'elle sans la toucher. L'averse des balles a laissé place à une pluie fine. Il ne pleut pas entre les gouttes d'eau.
Toute son enfance, Yara l'avait passée à arpenter les étroites allées de sa ville. Elle les connaissait par cœur. Chaque rue, chaque ruelle, chaque impasse.
Elle avait mis les pieds des centaines de fois dans chaque boutique, chaque bar, chaque épicerie. Les moindres recoins, elle les avait découverts ; les moindres trous, elle s'y était faufilée. Et plus encore. Jusqu'aux toits poussiéreux donnant sur le grand lac Jabbûl, jusqu'aux cours interdites débordant de plantes vertes et grasses et d'agrumes juteux.
Elle avait passé son enfance à courir après les pneus usés et les ballons de foot rapiécés d'Ahmed et de Sayid, ses grands frères furieux. Elle avait flâné entre les bâtiments ocre, les cafés miteux et les lampadaires crépitants.
Traînant des pieds, elle s'est rendue à l'école, a remonté les allées marchandes et s'est baladée les dimanches en compagnie du vieux Selim, arborant, aussi longtemps qu'elle l'avait connu, sa longue tunique aussi blanche que ses cheveux.
À treize ans, elle chassait encore les garçons à grands coups de pierres, sous les éclats de rire d'Iman, sa mère, revenant du marché, pendant que Majd, son père, fumait le narguilé, assis sur une chaise en plastique à la terrasse d'en face, parmi l'assemblée des hommes au regard dur.
À quinze ans déjà, elle rêvait d'être médecin. Comme ces femmes américaines qu'elle voyait dans Docteur House ou Grey's Anatomy, à travers la lucarne animée du cybercafé de la rue Al-Moataz.
À dix-sept ans, elle rêvait de voyager, de découvrir la vie londonienne, les quais parisiens et les buildings de Manhattan.
À dix-huit ans, elle est là, debout, immobile, le regard dans le vide. La pluie s'abat partout autour d'elle, sans pour autant la mouiller.
Ils ont frappé plus tôt dans la matinée, aussi soudainement que l'orage. Leurs balles sifflant à travers la rue, traçant des lueurs dorées dans l'air. Leurs armes lourdes, sombres comme leurs tenues, semant la mort sans autre forme de procès et récoltant la peur et les cris parmi la foule des implorants. Dans l'indifférence la plus totale, les êtres se sont écroulés, hommes, femmes, enfants, tous des pantins retrouvant la poussière.
Yara s'est tenue là, debout, paralysée par la peur au milieu de la rue, les balles pleuvant autour d'elle, éclatant, perforant et brisant les vitres, les briques et les os. Les éclairs luisants de la mitraille ont fusé devant ses yeux, foudroyant les âmes agitées sans pour autant la toucher, elle. Elle n'a pas bougé, le tonnerre des cris et des armes écrasant ses tympans, l'odeur âpre de la poudre lui piquant les narines.
Puis ils se sont retirés aussi vite qu'ils sont apparus, laissant derrière eux un amas de débris, de douilles et de corps.
Ses grands yeux marron et vitreux sont maintenant écarquillés par le tableau terrible dont elle est le centre. Son souffle est court, étouffé par la chaleur et le nœud au fond de sa gorge. Elle a les mains qui tremblent, mais le reste de son corps reste léthargique, coupé du monde.
Son regard se plonge alors sur cette scène calme, brisée par le froissement des gouttes d'eau fendant l'air. Lentement, elle tourne la tête vers les masses inanimées, face contre terre, bras en croix. Ils sont si nombreux, salis par la haine et le sable, rougis par la chaleur étouffante et le sang écarlate.
Éparpillés, chaotiques et grotesques, les corps sont emmêlés. Selim, Ahmed, Sayid, Majd, Iman, et tant d'autres. Toutes ces têtes, elle les connaissait, avant que l'horreur ne vînt tordre leurs visages.
La pluie commence doucement à laver la poussière de ce charnier fumant. Le visage d'un enfant lui apparaît à travers ce rideau gris. Fathi. Elle lui a offert quelques dattes, hier, sous l'ombre en damier des arcades de la mosquée. Il gît là, ses traits sont encore crispés par la terreur et la violence, le dos contre la terre battue, a moitié recouvert par le sinistre drapeau noir frappé du chahada et du sceau sacré blanc. Son regard brouillé et absent contemple la chape de plomb recouvrant le ciel d'été.
Yara lève alors la tête vers le ciel, suivant le regard de l'enfant. Le nuage s'épaissit doucement, toujours plus noir, toujours plus menaçant, recouvrant la ville d'un inquiétant silence. Elle ferme les yeux, et des larmes chaudes commencent à couler sur ses joues rouges.
Elle se tient là, debout, seule, sous les hydrométéores tombant autour d'elle sans la toucher. L'averse des balles a laissé place à une pluie fine. Il ne pleut pas entre les gouttes d'eau.
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