Eniola, pour ma survie

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Une attente interminable qui semblait l'amuser, vu la façon dont elle me fixait. Quelque chose dans son regard m'irritait, je n'aurais su dire quoi exactement. Les secondes les plus irritantes de ma vie. Un silence pesant, rythmé par le bruit sec et régulier de son stylo à bille : clic, clac, clic... Pourquoi ce silence et pourquoi me fixait-elle ainsi ? Était-ce pour me tester, jouer avec mes nerfs ? Son visage se voulait sans expression, mais au fond de moi, je ne me faisais plus d'illusions. De quoi avais-je eu l'air à ce moment ? Je n'osais l'imaginer, tant le ridicule de la situation me déstabilisait et m'insupportait à la fois. J'étais à cran et m'efforçais de ne pas le montrer. Semblant soudain retrouver un air d'humanité, mon interlocutrice esquissa un sourire et me rendit mes documents :
 
-          Alors, Mademoiselle, ou Madame Eniola, c'est bien ça ?, faisant mine de prendre des notes sur son calepin.
-          Oui. répondis-je, machinalement.
-          Nous vous rappellerons !
 
Ni plus, ni moins ! « Nous vous rappellerons ». Cette phrase, je ne comptais plus le nombre de fois où je l'avais entendue ces dernières semaines, mais bien évidemment, pas l'ombre d'un coup de fil. Après ces mots, j'ai fait l'impasse sur tout ce qu'elle a pu dire après. Mon esprit était ailleurs, j'avais déjà mon pronostic et savais qu'une fois de plus c'était perdu. Je sortis de ce bureau, dépitée, en espérant ne plus avoir à y retourner, tant l'embarras que j'y avais vécu m'était insupportable. J'avais compris, dès l'instant où nos regards s'étaient croisés, que je n'avais aucune chance. Autrement, je n'aurais su comment expliquer l'absurdité des quelques questions qu'elle avait daigné me poser. Peut-être qu'un jour, si par le plus grand des hasards nos chemins se recroisaient, cette RH aurait l'amabilité de m'expliquer le rapport entre l'âge de ma grand-mère et le poste d'employée polyvalente auquel j'étais venue candidater.
 
Il s'agissait de mon troisième entretien cette semaine et j'étais au bord du désespoir. Désespoir, dégoût, colère ou rage ? J'aurais plutôt dit un mélange de tout, tant ma frustration était grande. En fermant la porte de ce bureau, j'avais eu l'impression d'y avoir laissé la dernière part de dignité ou de fierté qui me restait, mais ce qui m'enrageait encore plus c'était le fait de douter de la vraie raison de mon mal-être. Cette chargée des ressources humaines en était-elle vraiment la responsable ou était-ce le résultat de toutes les frustrations accumulées au cours des dernières semaines ? Après tout, peut-être que si je n'avais pas fait fi de mon objectivité, cet entretien ne m'aurait pas semblé si différent des autres.
 
« Non Ola, ressaisis-toi ! », soufflait la petite voix dans ma tête, qui se chargeait souvent de me ramener à la réalité, aussi dure soit-elle.
 
Une fois dehors dans les rues de Calavi, je ravalai mon amertume pour jeter un œil sur la ville qui m'entourait. Je la regardai s'animer, au rythme des vendeurs ambulants, des nombreux taxis-motos ou des simples piétons circulant. Je me doutais bien que comme moi, bon nombre de ces gens portaient sur leurs épaules le poids de toute une famille. Toutes ces personnes avançaient, elles ne s'arrêtaient pas pour pleurnicher parce qu'une fois de plus, on leur avait dit non. Elles allaient de l'avant, et je devais trouver la force d'en faire autant. Du haut de mes vingt-cinq années, fille unique de ma veuve de mère, j'étais pour ainsi dire l'ultime espoir de ma famille. A l'instar de beaucoup de jeunes bacheliers comme moi à une époque, j'étais entrée à l'université la tête bourrée d'idéaux et d'espoirs en l'humanité. Aujourd'hui titulaire d'un master en journalisme mais au chômage depuis deux ans, la réalité s'était imposée à moi, tôt et brutalement. En dépit de toute la bonne volonté et de la détermination dont j'avais fait preuve, sans soutien ou aucun coup de piston, je peinais à trouver ma place sur le marché de l'emploi. Alors en attendant de décrocher une opportunité à la hauteur de mes années de sacrifices sur les bancs, j'essayais pour l'instant de faire ce que j'avais appris à faire de mieux dès mon plus jeune âge : survivre !
 
« Oui Ola, tu n'as pas le choix, tu y survivras ! »
                                                                                                                                         
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