Le soleil s'écroule derrière les montagnes. La neige sur les cimes et la surface du lac en contrebas reflètent la palette des couleurs du crépuscule, nimbant l'atmosphère d'une teinte orangée produisant l'impression d'être sur une planète voisine de la Terre. Devant ce spectacle, j'en oublie la raison de ma course. Mon âme ronronne. L'inclinaison de la pente me projette presque déjà vers le lac. C'est comme si je glissais en direction de la couleur, avec la même douceur et minutie qu'un peintre pose sur une toile la fleur de son pinceau.
Un vide derrière une pierre me fait trébucher. Ça me ramène à moi, mon équilibre, et relance mes douleurs dans le dos. On ne peut pas transiger avec l'effort ou la fatigue, mais parfois les difficultés s'atténuent et l'esprit s'ouvre à un pur instant de contemplation. C'est la seule manière que j'ai de me sentir connecté au monde.
C'est pour cette raison que je veux gagner ce marathon. Si je fais un bon temps, je pourrais trouver un sponsor et faire carrière.
Donc même si mon corps sonne ses alarmes, je dois me battre encore quelques kilomètres.
Avant de courir, ma vie c'était déjà une course. J'étais commerciale et je passais mon temps dans les trains à traverser l'Europe. Mes collègues m'appelaient l'Alpha Utonagan et j'assumais avec fierté cette blague de bureau, y voyant la jalousie d'une meute devant mes excellents chiffres d'affaires. Ce dévouement n'a pas empêché ma femme de partir avec le bêta du groupe. Je me souviens de ce jour.
Je rentrais de Berlin et, dans le train, j'étais assis à côté d'un vieil homme à la mine aigri et portant une attelle au bras qui soliloquait. Il vociférait des phrases comme : « Tout ça pour ça ! Quarante ans de travail, pour rien ». J'écoutais en me disant que : « Oui, la vie est difficile ! le tout c'est de ne pas se laisser démonter et de persévérer. C'est à ce prix que l'on est récompensé par le respect et une vie confortable. Et puis, en vrai, on s'ennuierait ».
J'ai déchanté en apprenant la nouvelle. Je me prenais pour une fusée Ariane sur le point de sortir de la stratosphère, après avoir signé un juteux contrat, et je redécouvrais la pesanteur terrestre.
Une galère en entraînant une autre, j'ai perdu ma voiture dans un accident, mon bel appartement avec mon divorce et mes affaires, que j'avais stocké dans un hangar bon marché, raflées par un opportuniste à la main adroite en crochetage.
Et, en un coup de dès du destin, je me retrouvais sur le canapé d'un ami à contempler le vide existentiel. J'ai fini par démissionner, car je ne supportais pas de recroiser celui qui avait déclenché cette cascade d'évènement.
D'après ma montre connectée, j'ai fait les 42 km. Pourtant, je n'ai pas vu de ligne d'arrivée et je suis seul au milieu des bois. Le soleil s'est éteint depuis quelques minutes et la lumière de ma lampe frontale décline.
Pour occuper mes journées et échapper à la dépression, j'ai commencé à trier et débarrasser ce qui restait de mon ancienne vie. Un jour de ce grand ménage de printemps dans l'autonome de mon existence, j'ai retrouvé une vieille paire de baskets qui datait du lycée où, à l'époque, je courrais pour me vider la tête après mes interminables sessions de révisions pour le bac. Et j'ai pas réfléchi. J'ai enfilé cette paire trop serrée et usée et j'y suis allé.
D'abord, je courais autour du quartier, puis chaque jour j'allais un peu plus loin. Un jour, j'ai découvert aux abords de la ville des jolis coins de nature qui, le soir, m'offrait des jeux de lumière extraordinaires. Et plus je courais, mieux je me sentais. Ces sessions devenaient mon rempart contre la dépression. La course est presque l'exact opposé du rythme de la vie moderne : on court pour prendre le temps, pas pour le perdre.
Puis un jour, j'ai fait ma première course compétitive, un 10 km. Puis, je suis tombé accro et pour combler le reste de mon temps je me suis fait embaucher auprès des organisateurs d'évènements sportifs. En parallèle, j'ai commencé à courir dans des lieux de natures et à prendre des clichés de panorama que je partageais sur les réseaux. À force d'être en contact avec cette paix et cette harmonie, je m'apaisais. Et pour prolonger ces moments, l'envie me taraudait de faire carrière comme marathonien. J'avais donc repris goût à la vie et m'étais trouvé un nouvel objectif.
Tout ça remonte déjà à quatre ans. Et aujourd'hui, je joue ma place pour devenir pro. Ça doit être pour ça que j'y repense. Mais là, le plus urgent, c'est de retrouver mon chemin.
La lumière de ma lampe clignote. Ça m'inquiète, car il y a un précipice sur ma droite et j'ai senti deux fois le vide sous mon pied. Dans quelques mètres, je serais à l'abri, mais là je ralentis ma foulée par précautions. J'entends le bruit des pierres qui dévalent vers le bas et cognent le sol.
Cette route dangereuse et le fait que je devrais être arrivé depuis une heure achèvent de me convaincre que mon obstination à continuer dans la mauvaise direction m'a coûté la victoire.
J'ai enfin passé le bras de vallée. Là, je suis dans une forêt de chêne. La lumière de la lune éclaire mon chemin.
J'ai la curieuse sensation d'être suivi. J'ai beau jeter des coups d'œil, je ne vois rien. Mais avec cette obscurité, tout et rien peuvent être derrière moi. Le craquement d'une branche suivie du bruit de ce qui semble être le hurlement d'un loup me fait détaler. Là, je cours pour ma vie.
J'arrive devant un promontoire rocheux. Au moment où la chose qui me poursuit va pour me percuter, le flash d'une lampe m'éclaire en plein visage.
Une femme, au sommet, s'annonce à moi.
– Bonsoir, vous êtes un coureur ?
– Oui.
– Je fais partie du staff, on a eu un problème au niveau des indicateurs sur les derniers kilomètres et le haut-parleur est tombé en panne. Beaucoup de coureurs se sont perdus. Heureusement que je passais par là, dit-elle en observant le vide... Vous êtes à quinze kilomètres de la ligne d'arrivée.
Je reprends mon souffle et ris à l'intérieur en me disant que j'aurais dû emmener mon appareil photo pour garder des images de ce joli décor crépusculaire... Les marathons au niveau professionnel devront attendre... Pour garder contenance, je lui réponds :
– Vous savez quand on aime vraiment, il n'y a pas de ligne d'arrivée.
Un vide derrière une pierre me fait trébucher. Ça me ramène à moi, mon équilibre, et relance mes douleurs dans le dos. On ne peut pas transiger avec l'effort ou la fatigue, mais parfois les difficultés s'atténuent et l'esprit s'ouvre à un pur instant de contemplation. C'est la seule manière que j'ai de me sentir connecté au monde.
C'est pour cette raison que je veux gagner ce marathon. Si je fais un bon temps, je pourrais trouver un sponsor et faire carrière.
Donc même si mon corps sonne ses alarmes, je dois me battre encore quelques kilomètres.
Avant de courir, ma vie c'était déjà une course. J'étais commerciale et je passais mon temps dans les trains à traverser l'Europe. Mes collègues m'appelaient l'Alpha Utonagan et j'assumais avec fierté cette blague de bureau, y voyant la jalousie d'une meute devant mes excellents chiffres d'affaires. Ce dévouement n'a pas empêché ma femme de partir avec le bêta du groupe. Je me souviens de ce jour.
Je rentrais de Berlin et, dans le train, j'étais assis à côté d'un vieil homme à la mine aigri et portant une attelle au bras qui soliloquait. Il vociférait des phrases comme : « Tout ça pour ça ! Quarante ans de travail, pour rien ». J'écoutais en me disant que : « Oui, la vie est difficile ! le tout c'est de ne pas se laisser démonter et de persévérer. C'est à ce prix que l'on est récompensé par le respect et une vie confortable. Et puis, en vrai, on s'ennuierait ».
J'ai déchanté en apprenant la nouvelle. Je me prenais pour une fusée Ariane sur le point de sortir de la stratosphère, après avoir signé un juteux contrat, et je redécouvrais la pesanteur terrestre.
Une galère en entraînant une autre, j'ai perdu ma voiture dans un accident, mon bel appartement avec mon divorce et mes affaires, que j'avais stocké dans un hangar bon marché, raflées par un opportuniste à la main adroite en crochetage.
Et, en un coup de dès du destin, je me retrouvais sur le canapé d'un ami à contempler le vide existentiel. J'ai fini par démissionner, car je ne supportais pas de recroiser celui qui avait déclenché cette cascade d'évènement.
D'après ma montre connectée, j'ai fait les 42 km. Pourtant, je n'ai pas vu de ligne d'arrivée et je suis seul au milieu des bois. Le soleil s'est éteint depuis quelques minutes et la lumière de ma lampe frontale décline.
Pour occuper mes journées et échapper à la dépression, j'ai commencé à trier et débarrasser ce qui restait de mon ancienne vie. Un jour de ce grand ménage de printemps dans l'autonome de mon existence, j'ai retrouvé une vieille paire de baskets qui datait du lycée où, à l'époque, je courrais pour me vider la tête après mes interminables sessions de révisions pour le bac. Et j'ai pas réfléchi. J'ai enfilé cette paire trop serrée et usée et j'y suis allé.
D'abord, je courais autour du quartier, puis chaque jour j'allais un peu plus loin. Un jour, j'ai découvert aux abords de la ville des jolis coins de nature qui, le soir, m'offrait des jeux de lumière extraordinaires. Et plus je courais, mieux je me sentais. Ces sessions devenaient mon rempart contre la dépression. La course est presque l'exact opposé du rythme de la vie moderne : on court pour prendre le temps, pas pour le perdre.
Puis un jour, j'ai fait ma première course compétitive, un 10 km. Puis, je suis tombé accro et pour combler le reste de mon temps je me suis fait embaucher auprès des organisateurs d'évènements sportifs. En parallèle, j'ai commencé à courir dans des lieux de natures et à prendre des clichés de panorama que je partageais sur les réseaux. À force d'être en contact avec cette paix et cette harmonie, je m'apaisais. Et pour prolonger ces moments, l'envie me taraudait de faire carrière comme marathonien. J'avais donc repris goût à la vie et m'étais trouvé un nouvel objectif.
Tout ça remonte déjà à quatre ans. Et aujourd'hui, je joue ma place pour devenir pro. Ça doit être pour ça que j'y repense. Mais là, le plus urgent, c'est de retrouver mon chemin.
La lumière de ma lampe clignote. Ça m'inquiète, car il y a un précipice sur ma droite et j'ai senti deux fois le vide sous mon pied. Dans quelques mètres, je serais à l'abri, mais là je ralentis ma foulée par précautions. J'entends le bruit des pierres qui dévalent vers le bas et cognent le sol.
Cette route dangereuse et le fait que je devrais être arrivé depuis une heure achèvent de me convaincre que mon obstination à continuer dans la mauvaise direction m'a coûté la victoire.
J'ai enfin passé le bras de vallée. Là, je suis dans une forêt de chêne. La lumière de la lune éclaire mon chemin.
J'ai la curieuse sensation d'être suivi. J'ai beau jeter des coups d'œil, je ne vois rien. Mais avec cette obscurité, tout et rien peuvent être derrière moi. Le craquement d'une branche suivie du bruit de ce qui semble être le hurlement d'un loup me fait détaler. Là, je cours pour ma vie.
J'arrive devant un promontoire rocheux. Au moment où la chose qui me poursuit va pour me percuter, le flash d'une lampe m'éclaire en plein visage.
Une femme, au sommet, s'annonce à moi.
– Bonsoir, vous êtes un coureur ?
– Oui.
– Je fais partie du staff, on a eu un problème au niveau des indicateurs sur les derniers kilomètres et le haut-parleur est tombé en panne. Beaucoup de coureurs se sont perdus. Heureusement que je passais par là, dit-elle en observant le vide... Vous êtes à quinze kilomètres de la ligne d'arrivée.
Je reprends mon souffle et ris à l'intérieur en me disant que j'aurais dû emmener mon appareil photo pour garder des images de ce joli décor crépusculaire... Les marathons au niveau professionnel devront attendre... Pour garder contenance, je lui réponds :
– Vous savez quand on aime vraiment, il n'y a pas de ligne d'arrivée.