Enfin je crois ?

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Nouvelles - Littérature Générale
Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié.
Mais genre tout. J'ai perdu la mémoire. Rien que ça.
J'ai pas la rue, pas l'étage, pas la couleur des murs, pas même la forme de la poignée de porte. Rien.
Je pourrais passer devant l'immeuble en claquant la langue et en disant : « Tiens, c'est marrant, ça me dit quelque chose », sans capter que c'était là.
Ou alors c'est mon inconscient qui me crie de ne pas s'en rappeler pour me protéger.
Enfin bref.
 
Le truc, c'est que c'était pas censé être une soirée. C'était censé être un verre. Un p'tit verre tranquille. Tu sais, ce petit mot qui précède toujours une mauvaise décision.
Genre « Je vais juste checker mon ex sur Insta, mais tranquille, c'est fini depuis deux mois, je l'ai complètement oublié...hééééééééé C'EST SA NOUVELLE COPINE ?! ».
 
J'ai rencontré un gars dans un bar à vin, ce soir-là. Je sortais d'une rupture, donc j'avais décidé de tomber amoureuse du premier mec qui savait ouvrir une bouteille sans péter le bouchon. Il savait. Pas juste ouvrir la bouteille, non. Le mec il parlait Proust.
Il m'a sorti :
—  Ouais, Proust, j'ai grave capté le spleen de l'époque.
Il a sorti ce mot, spleen, sans trembler de la mâchoire. Et moi, comme une conne, j'ai trouvé ça bandant.
Il avait un prénom simple, genre Hugo ou Léo, un prénom de mec qu'on connaît, ou qu'on croit connaître.
Il avait un rire un peu trop fort et des pompes trop blanches pour être honnêtes.
Mais il était drôle. Et moi les mecs drôles, ça me démonte les défenses.
Surtout quand ils balancent un humour finement dégueulasse, celui qui te fait rire alors que t'as envie de leur foutre une tarte.
Il m'a dit entre deux compliments : 
— T'as un rire trop mignon, on dirait une meuf qui jouit sans faire exprès.
J'ai ri. J'ai ri tellement fort que j'ai senti mes neurones faire un gros doigt d'honneur à mon féminisme.
C'est peut-être là que j'aurais dû fuir. Mais nan.
J'ai dit : 
— Allez, encore un verre.
Puis : 
— Bon ok, on peut marcher un peu.
Puis : 
— Ouais, chez toi c'est pas loin ? Cool.
Tu vois le délire ? Un truc progressif, pas spectaculaire, une pente douce – une sorte de descente en luge sur du lino.
 
Je crois que j'ai dit oui parce que je ne voulais pas être impolie. Ou parce que j'avais envie de voir ce qu'il y avait derrière cette façade un peu trop blanche, un peu trop lisse.
Peut-être que je voulais juste m'assurer qu'il avait un chien, un chat, ou au moins une plante verte. Il avait un cactus. Petit mais piquant – un peu comme lui.
J'ai rigolé à ses histoires de soirées qui ont mal fini, à ses anecdotes un peu gay de la fac, et à ses histoires de cul.
 
Je ne sais pas à quel moment j'ai décroché.
Peut-être quand il a dit qu'il « avait prévu un truc cosy, genre chill & chill ».
Moi, l'accent franglais, ça me met mal à l'aise.
Peut-être que c'est quand il a mis une playlist avec des sons genre « ambiance canapé, mais qui baise quand même un peu » avec un emoji flamme et aubergine.
Peut-être que c'est quand j'ai dit que j'étais crevée et qu'il a répondu :
— S'il te plaît, juste cinq minutes.
 
En fait, c'est peut-être quand j'ai pas eu la force de redire non, parce que je me sentais con. Parce qu'à ce stade, tu te dis que si tu recules, tu passes pour la meuf reloue, la meuf « coincée ». Celle qui vient jusqu'ici pour boire son thé. Celle qui fait genre elle veut, et puis non. Alors tu fermes ta gueule. Tu souris. Et tu le laisses te mettre un doigt pour lui faire plaisir.
Bref. On s'est mis à coucher ensemble, quoi.
 
Enfin... je dis « coucher », mais est-ce qu'on peut appeler ça comme ça, vraiment ?
Parce que d'habitude, quand je couche avec quelqu'un, je participe. Je prends les devants, je guide, je mène, je me marre, je me cambre, je prends mon pied.
Là, c'était... pas ça. Là, c'était lui. Que lui. Tout lui.
 
Je bougeais pas. Pas parce que j'en avais pas envie au départ, mais parce qu'au moment où ça aurait dû partir, y'avait plus rien à démarrer. Comme si mon corps avait mis le frein à main, mais sans prévenir personne.
Et lui, il enchaînait. Il agitait ses doigts façon DJ qui bidouille sa nouvelle platine en espérant tomber par hasard sur le drop. Et puis il faisait des petits commentaires, genre :
— Ah ouais, t'aimes ça toi, avec le ton du mec qui croit avoir craqué un cheat code, alors qu'il ne joue même pas au bon jeu.
Et moi ? Je faisais genre je kiffais.
Je gémissais poliment. J'avais des restes de p'tits rires de validation, comme quand ton oncle fait une blague raciste au repas de Noël.
J'ai ri quand il m'a attachée avec sa ceinture. Pas genre sexy. Genre vraiment sa ceinture de jean, qui sentait le tabac froid et le cuir Lidl.
J'ai ri quand il m'a mis une p'tite gifle « juste pour tester ».
J'ai ri quand il a dit :
— Tu fais genre t'aimes pas mais t'es trempée, comme si mon vagin avait dit oui à ma place. J'ai eu envie de lui répondre « t'inquiète, je pisse aussi quand j'ai peur ».
Mais à la place, j'ai continué de rire. Parce que c'est ce qu'on fait, non ? On plaisante, on dédramatise, on joue cool. On dit pas « non » trop fort, on dit pas « arrête » trop tôt.
On se dit que si on avait vraiment pas voulu, on l'aurait dit.
 
Mais je l'ai dit. Enfin je crois ?
Une fois. Enfin je crois ?
Pas très fort. Pas très convaincant peut-être. Un petit stop qui ressemblait plus à une parenthèse qu'à une injonction.
Et lui, il a juste dit :
— Arrête de faire genre.
Et j'ai fermé ma gueule. Parce qu'au fond, j'étais plus sûre de ne pas faire genre, tu vois ?
 
Je pourrais pas dire combien de temps je suis restée. Je pourrais pas dire ce que j'ai bu.
Je pourrais pas dire s'il faisait chaud, ou froid. Je pourrais pas dire s'il a fermé la porte à clé.
Je pourrais pas dire où étaient mes mains, ni même ce qu'il en a fait.
 
Je me souviens juste du plafond. Et d'avoir pensé qu'il aurait bien besoin d'un coup de peinture. C'est con, hein ? Le genre de pensée qui t'arrive quand t'es pas censée penser à ça. Mais j'ai pensé : « Putain qu'il est moche ce plafond ».
Et après : plus rien.
 
Je suis partie, je crois. Ou il m'a mise dehors, je sais pas.
J'ai pris un Uber sans réfléchir. J'ai mis « chez moi » et j'ai laissé le téléphone bosser.
Je me suis couchée toute habillée. J'ai mis la musique à fond. J'ai mangé des Chocapics à même la boîte.
Et puis, rien. Le vide total, quoi.
Je me suis levée en total black-out, mais sans gueule de bois. Un very bad trip.
Mais pas le genre où tu te réveilles à Vegas avec une bague au doigt. Le genre où tu te réveilles chez toi avec un poids dans le ventre et plus rien dans la tête.
 
Ce matin j'ai pris une douche. On m'a dit qu'il ne valait mieux pas. Que ça efface. Mais j'ai pris une douche quand même.
Et j'ai frotté comme une dingue, jusqu'à ce que ça brûle.
Et je suis venue ici. Et je sais même pas pourquoi. Parce que j'ai rien à dire. Parce que j'ai aucun nom. Aucun numéro. Aucune adresse. Juste un plafond.
C'est marrant, hein ?
Je suis entrée dans ce poste en vous disant que j'avais tout oublié, et pourtant je me souviens de tout. De tout, excepté de ce qu'il faut pour bétonner une plainte, en fait. Tout ce que j'ai raconté, c'est du vent.
Enfin, si. Ça aurait plu à un psy. Mais pas à un flic.
 
On ne fait pas de portrait-robot avec des émotions, c'est certain.
Je vous ai parlé de mes ressentis, mais ce n'est rien de concret. C'est intérieur, caché, équivoque. Rien de visuel, rien de nommé. Ça n'existe que pour moi.
Vous savez quoi ? Laissez tomber.
Je vais pas vous faire perdre plus votre temps. Ce dossier sera sûrement classé sans suite, non ? Parce que c'est pas un meurtre, hein ? 
Et quand bien même ce serait un meurtre : 
Mon corps est un couteau, et il a été lavé de son sang.
Vous vous dites sûrement que c'est encore une autre histoire de bonne femme qui plaint ce qu'elle a provoqué. Et vous avez raison de le penser.
J'avais mis une robe trop courte, j'avais mis un peu trop de parfum, je l'ai suivi... Je devais m'y attendre.
C'est ce que vous alliez dire, je me trompe ?
...
— Quoi ?
...
— Le Uber ?
...
— Oui, j'ai mes précédentes courses sur l'appli... Vous voulez...?
...
— OH PUTAIN, L'ADRESSE !

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