Encore un but pour Houda !

Elle brandit son poing rageur en direction du banc de touche puis envoie un baiser aux tribunes. L'adrénaline l'enveloppe, elle ne vit que pour ces instants, ces frissons, le jeu, l'ambiance. Encore un but marqué sur un terrain d'Europe par Houda, la gamine de Sidi Daoud, la Tunisienne devenue Européenne à force de sueur, de sacrifices, de joies et de larmes. Dans le quartier où elle a grandi, la fierté n'est pas un mot à prendre à la légère, on ne parle pas de sentiment galvaudé. La fierté, c'est le graal, c'est ce qui donne un sens à l'existence. Houda est la fierté de sa famille, de son quartier, de sa ville, de son pays, devenu trop petit pour son destin. Quand on vient, comme elle, d'un milieu populaire où l'on sait le véritable sens du manque, on n'a pas envie de ne se battre qu'à moitié pour atteindre ses rêves. Houda aime la petite balle en cuir et les complexes omnisports, les lignes jaunes tracées sur le parquet, les cages en métal peintes en rouge et blanc. Son truc, c'est la bataille, quitte à perdre un ongle ou une mèche de cheveux, quitte à voir son visage griffé ou ses côtes tuméfiées par un coup violent de l'adversaire. Il n'y a pas de limite à la douleur lorsqu'il faut gagner sa place au soleil, celle où l'astre est remplacé par des projecteurs qui brillent au son d'un haut-parleur hurlant votre nom pour célébrer votre gloire.

Pour s'accrocher à son rêve, elle doit un jour traverser la Méditerranée et s'installer en Hongrie, où les paies sont les plus élevées. L'arrivée en Europe améliore son niveau de vie et elle devient vite le moteur d'une famille qui n'avait pas l'habitude de compter sur les femmes pour prendre en charge le destin. Mais Houda possède un niveau de jeu qui fait grimper sa notoriété : elle devient une joueuse reconnue en Europe, où se trouvent les meilleures équipes. Avec humilité et discrétion pour ne pas donner l'impression de ne pas respecter la hiérarchie familiale, elle réunit assez d'argent pour offrir une maison à ses parents et à sa fratrie. Lorsqu'elle marque un but et lève le poing aux quatre coins de l'Europe, Houda regarde la tribune et ne voit que les visages des siens calqués sur ceux de ces supporteurs qui lui parlent une autre langue. Et les terrains de terre poussiéreux sur lesquels elle a commencé à gambader avec sa petite balle, ces endroits jonchés de bris de verres et de déchets plastiques, lui reviennent en tête : jamais, elle n'oubliera d'où elle vient.

Ses longues conversations téléphoniques au quotidien avec Amine, un voisin de toujours, lui donnent le mal du pays. Houda rougit quand Amine la félicite et l'encense de l'autre côté de la Méditerranée. Championne et adulée dans les salles, Houda est aussi une femme amoureuse. Les youyous s'élèvent bientôt dans le ciel radieux du calme et populaire Sidi Daoud, dans la banlieue de Tunis. C'est ici, entre deux vestiges carthaginois et les fleurs de jasmin, que le jeune couple pose les trophées de la championne sur les étagères. Les maillots dédicacés sont accrochés au mur dans des cadres vitrifiés : la fierté est immense mais les titres ne se gagnent pas en contemplant les médailles. Alors, Houda ne reste au pays que le temps de courtes vacances entre deux saisons. Aussitôt, elle repart en Europe avec une détermination toujours plus grande, animée par son désir de sportive mais toujours habitée par une soif de réussite et la pression de devoir mettre à l'abri ses proches. Comme elle est très performante, la Hongrie lui déroule le tapis rouge. Le ministère des sports facilite un arrangement profitable à l'équipe nationale, au club et à la championne qui peut ainsi devenir citoyenne européenne. C'est ainsi qu'arrive le graal, ce passeport marron, obtenu à force de sueur, sur le terrain et sur les bancs de l'école, au moment d'apprendre les bases du hongrois, une des langues les plus difficiles au monde. Fataliste, elle tourne le dos à sa nationalité sportive tunisienne et laisse filer son rêve de disputer les jeux olympiques avec sa patrie pour accomplir son destin de championne : l'Europe, comme une reconnaissance, une simplification de l'existence et l'agrandissement des perspectives, tandis qu'elles se réduisent dans cette Tunisie postrévolutionnaire où les jeunes sont embourbés dans le chômage et tentés un peu plus chaque jour de traverser la mer à bord d'un radeau de fortune.

Houda n'en finit jamais de gagner des médailles et des coupes, toujours applaudie par ce mari qui ne peut la suivre en Hongrie s'il veut conserver son statut de fonctionnaire au pays. Il doit donc rester vivre à Sidi Daoud, tandis que sa championne brille en Europe. L'inéluctable séparation est dure à vivre mais elle est au prix d'une carrière. Pendant que Houda marque des buts, les voisins s'interrogent pourtant dans le quartier : « Pourquoi attend-il toute sa jeunesse que sa femme effectue sa carrière ? À son âge, elle devrait élever des enfants, pas être sportive de haut niveau. » La pression pourrait être terrible, s'il n'y était pas hermétique. Bien sûr, il est parfois décontenancé, quand il entend les réflexions, quand sa femme lui manque et lorsque les amis de son âge sont déjà parents. Dans son quartier populaire, les non-dits et les pressions se ressentent. Houda entend aussi les injonctions mais elle s'accroche, particulièrement à son rêve de disputer les championnats du monde avec la Hongrie, sa nouvelle patrie.

Cependant, l'Europe change trop vite. Le Vieux Continent se redécouvre des relents racistes et xénophobes. En Hongrie, les responsables politiques n'en finissent pas de libérer la parole haineuse en tenant des discours rétrogrades. Si dans son club, elle est épargnée par le mélange des nationalités, Houda doit porter sa différence comme un fardeau lorsqu'elle fréquente la sélection nationale. Pendant les stages, elle déjeune seule à sa table, n'est pas conviée aux parties de cartes lors des soirées et sur le terrain, ses coéquipières lui font moins de passes qu'aux autres. Sa confession musulmane et son manque de maitrise du hongrois l'excluent de l'équipe : puis, encouragé par la dynamique politique, l'entraîneur national lui indique qu'il se passera d'elle. Houda ne fait pas partie des plans de la Hongrie xénophobe. Elle est en larmes lorsqu'elle annonce la nouvelle à Amine, qui rage depuis Sidi Daoud. Elle a laissé tomber sa nationalité sportive pour ne récolter que l'ingratitude et le racisme. Au fond d'elle, toutefois, une lueur la guide : elle a eu son passeport pour Schengen et donc pour le monde. Elle est aussi une championne hors du commun.

Élue meilleure joueuse d'Europe à son poste, Houda ne manque pas de propositions et trouve un nouveau club dans un autre pays, bien plus accueillant celui-là : la Roumanie. Tant qu'il y a du talent et de la sueur, le destin s'adoucit. Sur les rives de l'Olt, à l'entrée de l'immense forêt de Transylvanie, toujours aussi loin des plages paradisiaques de son pays natal, des couscous, des noacers, des assida zgougou ou des doigts de Fatma, loin des minarets et du vieux muezzin à la voix rauque de Sidi Daoud qui réveille Amine chaque matin, elle reste fidèle à son destin de championne. Elle porte toujours le poids des responsabilités mais elles la rendent meilleure : elle glane les titres individuels et collectifs, ne se soucie jamais du lendemain et pardonne les malhonnêtes du passé, hermétique au stress et aux injustices, guidée par sa générosité. Elle ne pense qu'au terrain, cette arène où elle ne cesse jamais de combattre et d'offrir au public sa fougue, pour endosser des responsabilités qui ne l'effraient pas. La trentaine s'approche aussi vite que la pression sociale, la carrière de la championne annonce son crépuscule mais elle n'a qu'une idée en tête : jouer, marquer, gagner et exulter, offrir au monde son large et communicatif sourire.

Et le speaker roumain de la salle ne s'y trompe pas lorsqu'il s'enflamme avec son micro : « Înca un gol tras de Houda ! » Encore un but pour Houda !