en suspend

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité.
Les tables se sont mises à valser. Les livres sur les étagères à vibrer. Se rapprochant du vide. Jusqu'au bord du précipice avant de tomber. Un par un, puis plusieurs d'un coup.
Recroquevillés sous nos tables nous attendions. Passivement. Incapables d'aucune action. Le destin nous donnerait-il raison ?
Pourquoi aujourd'hui ? Cette après-midi semblait pourtant si paisible !
Et la sirène retentit. Le fracas des livres sur le sol se mêlant au chaos ambiant. On n'entendait plus rien. On n'attendait plus rien. Un temps hors du temps. Le silence au milieu du chaos régnait. Aucun son, aucune syllabe, aucun mot n'osait se prononcer. Pas même un cri.
Le chaos qui gronde et le silence en contrebalance.
L'attente du dénouement. La pensée elle-même, paralysée. Stoppée nette. Abrégée. La suspension d'une réponse qui n'osait se prononcer.
Le bâtiment tiendra-t-il le choc ? La gravité elle-même mise à l'épreuve, bousculée dans tous les sens, telle qu'on ne l'a encore jamais connue. Quelle étrange sensation.
 
Et les enfants ? Sont-ils à l'abri ? Leur bâtiment tient-il toujours le coup ? Sont-ils dans la cour ou comme moi sous une table instable, dans l'attente, dans la peur ?
Ont-ils peur ? Les enfants jouent, ils croient au jeu, parfois ils ne se rendent pas compte. J'espère. 
La peur... Les consoler, vite ! je dois partir.
La pensée arrêtée s'est d'un coup libérée. Je dois partir !
Mon corps incapable de bouger. Incapable de crier. Rien ne sort. Aucun son.
Le silence.
Retenue par le flot de pensées. En moi, elles s'entrechoquent.
L'école. 46 avenue Martin Luther King. Descendre au sous-sol. Prendre la voiture. Sortir du parking puis à gauche, à droite tout droit pendant 1km, tourner sur la rue des matelots, à la prochaine intersection à gauche puis troisième à droite au rond-point, encore à droite pour arriver avenue Martin Luther King, continuer jusqu'à l'école. Les retrouver, les serrer contre moi.
Trop loin. Trop long. La pensée s'est remise en mouvement, la volonté puissante mais le corps inactif. Immobile. Incapable.
Les prendre dans mes bras. L'envie me dévore.
Le corps qui ne bouge pas.
L'action, passer à l'action !
Aucune commande ne répond.
Les livres continuent de tomber. Les étagères se délestent de tout leur savoir. La sirène qui surplombe et anime les angoisses. Remplit le silence.
Partir. Partir !
La volonté si forte et pourtant : la peur retient le corps. Pourquoi ?
Le mur autour de la porte se fissure. La porte se brise. Trop tard.
Trop tard !
J'aurais dû...
Les enfants. Seuls. La peur.
Sortir. Je dois sortir d'ici !
Les cris autour retentissent. La peur. La douleur ? Des blessés ? Je regarde autour, tout le monde sous sa table attend dans le plus grand silence. Personne ne bouge.
Les enfants.
Où poser mon attention ? Réfléchir, ne pas paniquer. Et l'action qui ne prend pas place. La suspension. Les possibilités. L'incompréhension .
Je dois...
Je n'arrive pas à bouger. La volonté pourtant. Malgré tout l'incapacité domine. Le dépassement. Les événements choisissent à ma place. Et en même temps, que pourrais-je faire ? Tout va si vite. L'impossible. L'inévitable.
Espérer, c'est tout ce qu'il reste. Penser à eux. Avoir confiance.
 
Les vibrations se calment. Un dernier livre chute. La sirène retentit encore un temps. Puis c'est le silence.
Personne n'ose sortir. Hypnotisés par la frayeur. Le sol se calme, les murs reprennent leur place, la porte tient toujours en place.
Un temps de répit. Une seconde peut-être.
Mon corps se déverrouille. Articulation par articulation. Mes jambes reprennent leurs forces puis leur verticalité. Elles avancent jusqu'à la porte déformée. Mes bras tentent de l'ouvrir. Elle résiste. Sans réfléchir, des coups dans la porte, une brèche se forme. Je passe. Tout est de travers, le sol n'est pas droit. Avancer, c'est tout ce qui compte. Jusqu'à eux.  
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