Elya

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  • Relation De Famille

Après l'été du piano sur la falaise, après avoir rencontré Léna et les autres, Marius n'est plus jamais vraiment revenu vers nous. Dans les années qui ont suivi, mon frère s'est effacé, la tête tournée vers autre chose, plus loin. Sortir de son monde organisé de chemises repassées, se retrouver au milieu de mômes qui ne savaient pas tenir un archet et face à Léna qui avait réussi à l'intriguer assez pour qu'il trouve de l'intérêt à l'écouter vraiment, ça avait ébranlé son sourire poli. Notre été musical en Normandie l'avait changé. Oh, bien sûr, il était toujours plongé jusqu'au cou dans les lignes droites et les mathématiques, mais je voyais bien qu'il n'avait qu'une envie : quitter Paris et s'échapper de nous. Alors, dès qu'il a obtenu le diplôme doré qui tendait les bras à ses yeux glacés, il a accepté un travail à Londres. Et il est parti. Loin de tous ceux qui l'avaient connu avant, pour avoir la paix et pouvoir couler son ancien lui grain par grain dans un nouveau moule qu'il fabriquait seul, sans vraiment en avoir conscience. Il ne conserverait jamais qu'une seule chose de sa vie d'avant l'Orchestre : le silence. Depuis son départ, il me manquait. Je lui manquais sûrement aussi à lui, de l'autre côté de la Manche. Après tout, j'étais la seule personne à qui il avait jamais offert une affection sans contrepartie.
Et puis, un jour, j'ai reçu une lettre manuscrite de lui. Ce truc qui n'arrivait jamais : l'écriture de Marius dans ma boîte aux lettres. Il me disait qu'il avait rencontré une fée, une autre fée au nom de roman. Elya.

« J'ai cru te voir avec quinze ans de moins, Esmée. » Il avait une jolie écriture, courte, enlevée, un peu maladroite. Il alignait des mots précis, dans une démonstration aussi élégante que toutes celles qu'il avait rédigées en prépa. Ou alors était-ce l'évidente magie qui imprégnait profondément son récit qui rendait son écriture si facilement belle. Je ne sais pas. Je ne connaissais pas ce Marius-là.

Il décrivait l'odeur du mois de mai telle qu'elle envahit Londres à la fin du printemps. Il décrivait la chaleur inhabituelle du soir et les pages des livres qui recouvrent l'herbe des parcs. « Londres en mai est une ville de papier, Esmée : elle te plairait tellement. »
En sortant du bureau, il avait remarqué que sa montre était cassée. Puis, il avait vu un lapin blanc bousculer un petit homme au visage creusé et aux habits miteux tout droit sortis du XIXe siècle, lui faisant renverser un tas de papiers recouverts de schéma morbides. « C'était très étrange, Esmée. Tout à fait singulier. Et puis, il n'y a pas de lapins ici. Je me demande si je n'ai pas rêvé. » Constat, axiome d'absence des rongeurs, conclusion. Je retrouvais Marius, mon matheux de frère.
Il continuait : « Exactement au même instant, j'ai décidé qu'il faisait trop beau pour m'enfermer dans le métro. Alors, j'ai marché à travers Londres. Je me suis vite éloigné de la City. » J'ai souri. J'adorais la façon qu'il avait de marcher, étirant ses jambes et relevant son menton comme un empereur. On avait toujours l'impression qu'il était en route pour conquérir le monde entier.
C'est dans la suite de la lettre que le Marius que je connaissais a disparu des mots que je lisais.

« Je me suis engagé dans une rue qui m'était inconnue. C'était une toute petite rue, assez étroite, étrange pour une ville comme Londres. Elle sentait la pêche et la mirabelle. Une vieille Ford Anglia bleue est passée en crachotant. Je marchais vite. Puis, petit à petit, sans y prendre garde, j'ai accéléré le pas, et j'ai commencé à courir. J'étais si plein d'énergie, Esmée ! Ça ne m'était jamais arrivé. Je me sentais libre et heureux, complètement neuf, enfin, comme si j'avais changé d'univers. Si tu savais ! Le son de mes pas claquait le sol, l'odeur de Londres et le vent orangé soufflaient sur mon visage, la rue filait à toute vitesse sous mes pieds, tempo presto. Presto ! »
J'ai souri encore. Marius avait eu beau rejeter toute la musique dans laquelle il avait grandi, elle était restée profondément incrustée en lui. J'entendais le métronome dans ma tête, presto, 192 battements par minute peut-être. Tac-tac-tac-tac-tac. Et je voyais Marius courir dans cette rue mirabelle. Libre. Tac-tac-tac-tac-tac !
« Je suis passé sous un immense balcon en fer forgé. Et, à la seconde suivante, elle était là. Une gamine minuscule, qui me regardait, les bras croisés, le ventre pointé en avant, le regard inquisiteur, des joues rondes et des boucles blondes en bataille. J'ai failli lui marcher dessus. "Eh, Monsieur, pourquoi tu cours ?" m'a-t-elle demandé. La lumière avait pris des reflets orangés et l'odeur de fruit s'est accentuée. Elle paraissait flotter. J'étais trop surpris, trop bousculé pour répondre quoi que ce soit. "Monsieur, pourquoi tu cours plus ?" a-t-elle questionné encore. Cette enfant m'envoûtait. Si tu savais. »

Je ne savais pas. Il utilisait des mots que je ne l'avais jamais entendu prononcer. Paraître, surpris, envoûter. Où était passé le Marius de l'exactitude ?

« Voyant que je ne disais rien, elle a continué. Elle mangeait un peu ses mots, comme beaucoup d'enfants de cet âge. "Je m'appelle Elya. C'est le nom d'une fille dans un livre, qui est très forte, très intelligente, très belle et un peu magicienne." J'ai pensé à toi, Esmée, toi, moi, et nos prénoms de romans. Cette petite fille te ressemblait tellement que je ne pouvais rien lui refuser. Les paillettes dansaient autour d'elle. Elle a pointé son doigt lumineux sur une immense armoire, au bout de la rue, qui attendait probablement les éboueurs. À côté, quelqu'un avait empilé des dizaines de vieux manteaux en fourrure abîmée. "Viens, a-t-elle lancé, on fait la course ! Le premier arrivé là-bas a gagné !" Puis, elle est partie en courant. Ça paraît bête, Esmée, je sais bien que c'est illogique, mais... elle flottait. »
Marius a joué le jeu : il a couru et, déterminé à gagner, il a dépassé Elya et a atteint en premier l'étrange armoire. Et, pourtant, quand il a relevé la tête, elle était là.
« Contre toutes les lois de la physique, elle était là : assise en haut de l'armoire. Dieu sait comment elle y était grimpée. Elle balançait ses petites jambes et enroulait ses cheveux autour de son index. Elle a ri d'un air moqueur et a sauté au sol sans la moindre hésitation. Puis, elle m'a dit : "Tu vois, c'est mieux de ne pas prendre le métro. Ça pue, le métro. Tiens, tu veux une pêche ? C'est les préférées de James." Je ne savais pas qui était James mais j'ai accepté la pêche. "Comment sais-tu que je prends le métro d'habitude ?", lui ai-je demandé. "Oh, ça..." Elle a pris un regard de conspirateur. "C'est un secret, mais, en fait... je suis un peu une fée." Puis, elle a penché la tête, a claqué des doigts et, à la seconde d'après, elle avait disparu. La lumière orangée et l'odeur de mirabelle se sont estompées. Je suis resté seul à côté de l'armoire et du tas de manteaux.
Il y avait des paillettes sur mes chaussures. »

J'ai arrêté ma lecture. Marius me racontait des choses qui n'existaient pas dans son monde : la surprise, l'inconcevable et le hasard. Ça lui allait si bien... Il avait glissé avec sa lettre un très vieil exemplaire de Hamlet en anglais. « J'ai trouvé ça dans l'armoire. Je me suis dit qu'il serait mieux avec toi que dans un camion-poubelle. » J'ai ouvert le livre. Ce n'était pas du tout le texte d'Hamlet. C'était autre chose, quelque chose que je n'avais jamais vu, mille fois mieux que Hamlet.
« Je vais rentrer, Esmée. Vous me manquez, Léna et toi. Je t'aime. » C'était la première fois qu'il me disait ça.

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