Elle qui écrit

Elle s'éveille les paupières lourdes et le cœur oppressé par la sensation coupable d'avoir manqué de dignité. Regardant à travers les volets entrebâillés elle voit s'éteindre au loin les dernières lueurs du jour. Elle regrette aussitôt de ne pas avoir ouvert l'œil dix minutes plus tôt pour profiter de ce spectacle dans le confort de son lit. Le poids qui pèse sur son cœur s'alourdi encore lorsqu'elle constate qu'elle a dormi habillée. Seules ses chaussures trainent devant la porte de sa chambre. Elle titube jusqu'à la cuisine. Elle se sert un verre d’eau au robinet pour avaler deux cachets de doliprane. L'eau glacée coule entre ses lèvres avant de dévaler en torrent le long de sa gorge. La cascade s'abat dans son estomac encore endormi. Elle réitère l'opération, elle garde avec délice l'eau dans sa bouche. Elle fait circuler lentement le liquide entre ses dents avant de déglutir. Elle est ravie mais pas longtemps, soudain elle a mal au ventre, comme une envie de vomir. Elle plonge sa tête entière sous le filet qui s'écoule encore. Elle apprécie le contact entre ses cheveux sales et le jet bienfaisant. Puis l'eau ruissèle sur son front, devant ses yeux, goutte sur son nez et sur son menton. Elle se sent frigorifié mais son cœur est déjà plus léger. Elle s’ébroue plusieurs fois avant d'aller récupérer ses chaussures. Elle s'assied sur son lit. Elle fait ses lacets avec peine. Elle remarque que ses baskets blanches ont pris une teinte grisâtre, la crasse s’est incrustée dans les rainures du cuir. Un relent d'égouts parvient jusqu'à ses narines. Une nausée sucrée lui monte à la gorge. Elle a besoin d’air frais. Elle claque la porte, une fois dehors elle traverse le couloir sans lumière avant de se précipiter comme un moucheron dans l'ascenseur éclairé. La boîte file et l'emporte à toute vitesse vers ses semblables. Elle pousse encore une porte, elle est dans la rue. Le froid du mois de novembre lui caresse doucement le visage puis une brise la griffe violemment. Elle allume une cigarette, la première de sa journée, "fumer sa première clope à dix-huit heures c'est un bon début pour arrêter". Elle commence à marcher sans but précis. Elle marche dans une rue en pleine effervescence, c'est l'heure de pointe mais tout ce bruit ne l'atteint pas. Ce rêve entêtant a duré mille ans, elle ne se sent pas bien. Ses chaussures touchent avec souplesse la chaussée, elle marche d'un pas assuré les mains au chaud dans ses poches, le bout de son nez et de ses oreilles rougis. Ses yeux pleurent des larmes gelées, son nez la brule, ses oreilles sifflent. Elle ouvre la bouche pour avaler l'air froid qui lui fouette le visage. Ses lèvres flétries et sèches laissent passer un fin courant qui fait claquer ses dents. L'avenue clignote de toute part, illuminée par les phares des voitures qui se suivent et klaxonnent. La faim commence à l'assaillir. Elle sait comment la combattre. Elle marche directement en direction du restaurant Mc Donald de la place d'Italie. La salle est bondée, les mangeurs surexcités mordent à pleine dents dans leur précieux sandwich, engloutissant des poignées les frites chargées de sauces bariolées. L’atmosphère est grasse et animale, c’est ce qu’elle cherche. Elle joue des coudes jusqu’à la borne de commande tactile. L’écran est moite et collant, en instant sa commande est prête. Le gras, la viande et le sel des hamburgers tiennent la soupape de sécurité de chacun de ces êtres recroquevillés sur leur proie. Elle mord avec brutalité, ses dents s’enfoncent sans peine dans toutes les couches de garnitures en faisant plier l’empilement des ingrédients. Le jus coule le long de ses commissures, elle ferme sa bouche en laissant une marque nette dans les pains. Elle mastique longuement, elle a oublié le rêve, sa journée perdue, la seule chose qui compte c’est cette nourriture qui lui veux du bien. Elle mange salement, ses mains sont barbouillées, ses doigts brillent de graisse, elle tache son manteau à plusieurs reprises en essayant de s’essuyer. Son premier plateau fini, elle recommande, elle s’attaque avec toujours plus de hargne et de bestialité à son repas. Elle arrache les morceaux de viande avec ses dents puis d’un mouvement de langue les envoie au fond de sa gorge. Elle mâche peu, elle gobe, elle déchiquette tout ce plaisir en boîte. Elle écrase les frites entre ses doigts avant de tremper la purée ainsi formée dans les pots de sauces qui s’entassent sur le coin de son plateau en plastique. Elle roule vers la sortie, elle se sent pleine, lourde, le corps gonflé, la ceinture prête à se rompre. Mais son rêve est tenace, elle le sait, très vite cette courte parenthèse sera fermée et il faudra retomber dans la tourmente qui la poursuit depuis son réveil. Elle rentre chez elle en se trainant, marcher ne lui a jamais paru aussi difficile, elle est déjà à bout de souffle. Les bureaux de tabac sont fermés, il est vingt-deux heures, elle n’a plus rien à faire dehors. Elle rentre, elle a soif, elle se sert un verre de vodka. Elle s’assoit à sa table sur une chaise en bois, la dureté du dossier lui convient mieux pour boire. Elle vide le verre, la brûlure est intense. Elle se resserre un autre shoot, puis un troisième, un autre, un autre. Son dîner copieux ralentit la montée de l’ivresse, l’alcool attaque les coutures de son estomac, une bataille intense se livre en elle. Sa tête en feu lui commande d’arrêter, de tout arrêter, elle s’est faite assez de mal pour aujourd’hui. Elle a dormi nue, elle a eu chaud et froid, elle a sué toute l’eau de son être avant de se rouler dans ses couvertures, son corps est prise de frissons, les genoux coincés sous son menton elle grelotte. Elle se douche à l’eau bouillante, la vapeur emplit la pièce, sa peau marbrée rougit avant de se couvrir de cloques. Elle rugit de plaisir, elle n’a pas prononcé un mot depuis vingt-quatre heures. L’eau asperge toute la salle de bain, une petite marre s’est formée sur le carrelage. Les murs ruissellent, le miroir est opaque de buée. Elle sort de la baignoire en prenant garde de ne pas glisser. Elle se sert un café noir dont elle avale plusieurs gorgées puis elle se met à errer dans son appartement, la tasse à la main. La déco ce n’est pas son fort, les murs blancs et nus filent sans interruption dans toutes les directions. Elle ouvre son ordinateur portable et le regarde fixement pendant qu’il s’allume. Une lumière bleue s’affiche d’abord alors que le ventilateur émet un puissant vrombissement. La fenêtre réservée au mot de passe s’affiche, elle n’a jamais pris le temps de la personnaliser. Elle appuie machinalement six fois sur la touche zéro de son clavier puis sur entrer. Elle boit une longue rasade de café puis ouvre Word, elle est déterminée. Elle tapote quelques instants sur son clavier puis relève la tête pour vérifier ce qu’elle a écrit. Les pixels noirs s’agencent parfaitement sur la blancheur lumineuse de la page, exactement comme elle le souhaite. Elle n’est pas pressée, mais pour une fois elle sait ce qui lui reste à faire. Comme si ces quelques lignes tapées dans un clapotis informatiques avaient révélé une autre femme en elle. Elle voulait laisser un mot d’adieu cynique, chargé de rancœur, de tristesse et de dégout. Seulement voilà, elle est emportée par la facilité avec laquelle les mots jaillissent sur l’écran qui se noircit. Elle a commencé à écrire, elle a gouté à l’immortalité des mots. Elle aimerait crier joie mais la délivrance ne s’échappe que de ses doigts fuyant sur le clavier.