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Depuis que c'était arrivé, je passais voir Grand-père tous les jours. Je lui apportais son journal et je restais pour le petit-déjeuner quand je ne travaillais pas. Grand-père avait quatre-vingt-dix-neuf ans et il ne les faisait pas du tout. Il était encore bien debout et alerte. Nous avions coutume de dire que c'était les ignames qu'il mangeait et la rudesse de son enfance qui le conservaient.
Chaque matin je le trouvais apprêté, prêt à sortir, mais il se rasseyait toujours pour profiter de mon passage. Nous parlions de tout et de rien, des résultats de l'Étoile, son club de foot favori, des sargasses qui nous empoisonnaient à petit feu et immanquablement la conversation dérivait sur elle.
Elle, c'est ma grand-mère, Vincine. Grand-père aimait à me raconter leur histoire. Je la connaissais par cœur mais je ne m'en lassais pas. Il l'avait vue derrière son guichet à la Poste, belle femme fière. Elle arborait toujours d'élégantes toilettes rehaussées de beaux bijoux, collier forçat ou grain d'or. Il lui avait demandé un carnet de timbres et elle avait ravi son cœur. Grand-père aussi était bel homme. C'était un grand noir, fier, de Marie-Galante. Il était fin et élancé, toujours tiré à quatre épingles. Sans doute à cause de son métier de chauffeur du directeur de l'Institut d'émission d'Outre-Mer, mais aussi parce que Grand-père avait du goût.
Depuis ce jour-là, il revenait à la Poste tous les jours pour un mandat, un timbre, un dépôt d'espèce, bref, tout était un prétexte pour la revoir. Après un an de cour assidue et encore un an de chaperonnage, il lui avait demandé sa main. Aux Antilles à l'époque c'était comme ça, les hommes et les femmes ne se fréquentaient pas librement, il leur fallait un chaperon. Une grande sœur ou une cousine veillait à ce que la réputation de la jeune fille ne soit pas entachée.
Grand-père s'était conformé à cette tradition car il en était convaincu, Vincine était la femme de sa vie. Il ne s'était pas trompé. Ils avaient eu en tout onze enfants, sept avaient survécus. Chaque jour que Dieu faisait, Grand-père lui rendait grâce de lui avoir réservé une femme solaire comme ma Grand-mère. En l'épousant, elle était devenue Man Moco.
Man Moco était connue de tout Pointe-à-Pitre. D'abord à cause de son travail de guichetière à la Poste d'où elle voyait défiler les gens de la ville mais aussi parce que partout où elle passait, elle marquait les esprits. Hommes, femmes, enfants, personne ne restait insensible à sa présence. Les petites filles rêvaient de lui ressembler, les femmes la jalousaient, les hommes la désiraient. Vincine était belle, belle noire élevée à la dure à la campagne. Elle était montée en ville chez une cousine pour passer son certificat d'étude et n'était plus repartie. Elle était devenue une bourgeoise de Pointe-à-Pitre. De la rue d'Ennery où la famille Moco habitait jusqu'au faubourg de Lauricisique, tout le monde connaissait Vincine Moco. Grand-mère lançait les tendances. Il avait suffi qu'elle apparaisse à la messe coiffée d'un bibi à plume pour que l'assemblée se transforme les dimanches suivants en têtes chapeautées et plumées. Le rayonnement de Vincine éclairait toute sa famille. Ses enfants étaient épiés par tous. Allaient-ils faire honneur à leurs parents en devenant des notables, médecins, enseignants ou avocats ?
Vincine déchaînait les passions. Grand-père avait fini par devenir jaloux et possessif. Tant d'hommes la désiraient, ils ne s'en cachaient même pas. Alors Grand-père s'était mis en tête de l'accompagner partout : marché, messe, drive. Mais il avait dû se rendre à l'évidence. Vincine était une femme indépendante, sa beauté venait aussi de là. Alors, il s'était résigné à lui faire confiance et à la laisser exister. Qui peut saisir le soleil sans se brûler ?
Grand-père était fou d'amour pour elle encore aujourd'hui. Alors chaque jour, j'écoutais les mêmes souvenirs pour qu'il ait le plaisir de se sentir vivre de nouveau. Parfois, en arrivant le matin, je le trouvais chapeauté, prêt à se rendre au bureau de Poste, d'autres fois il attendait Grand-mère pour le petit-déjeuner. Rarement, je le trouvais triste et dévasté quand enfin il se rappelait la triste vérité. Voilà un an que le soleil s'était évanoui, Grand-mère avait été fauchée par la vie. Grand-père n'avait pas accepté la nouvelle alors il préférait l'occulter, comme un trou béant dans sa mémoire. Il avait balayé ce jour de ses souvenirs. Parfois je n'avais d'autre choix que de le ramener à la réalité mais pas aujourd'hui. Il était tellement beau et heureux d'aller la surprendre à la Poste où il était sûr qu'elle était allée. Alors j'ai décidé de l'accompagner.
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Pourquoi on a aimé ?
Une belle histoire d’amour racontée avec la tendresse des premiers jours... Un homme persévérant et si admiratif de sa femme, qu’il raconte
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