Elle

— Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître.
Mon intention n'était nullement de la braquer, néanmoins sa réaction ne m'étonne point. Elle a toujours eu en elle ce feu ardant, ce refus de se plier aux volontés des autres, ce refus de se plier aux lois et à l'ordre établi. Cette fougue jadis assimilée à son jeune âge, qui l'a amenée à fuir tant de fois, avant d'être retrouvée par la garde et renvoyée de force dans la capitale. Qui aurait pu deviner qu'elle finirait ainsi, coincée à mes côtés, alors qu'elle ne rêvait que de liberté...
Son répondant toutefois me désarçonne. A cet instant, je ne peux plus me cacher derrière ce masque que l'on m'oblige à porter. Perpétuellement contraint à adopter une attitude supérieure et glaciale, un comportement de prince m'a-t-on appris. Paradoxalement, détestable et adulé. Entouré de toutes ces petites gens, qui tantôt vous regardent avec passion tantôt s'affairent à médire vos paroles et actions. L'hypocrisie de la bourgeoisie n'est pas méconnue, se pourrait-il qu'elle soit même enseignée ? Je l'ignore. Ce que je sais en revanche, c'est qu'avec Elle, tout sera différent, je m'y engage. Cependant, il faudra du temps. Il n'est pas possible de changer de façon d'agir en un battement de cils, l'on me prendrait pour un délirant. Or je n'ai guère envie de suivre une thérapie et d'être suivi par toute une horde de servants au moindre déplacement que j'oserai effectuer dans l'enceinte du palais. Mon jardin secret déjà si restreint ne manquerait pas de disparaître.
— Pensez-vous que je lèverais la main sur vous ?
— Pensez-vous que vous ne le feriez pas ?
— Je ne suis pas comme ces autres.
Elle rit sèchement.
— C'est aussi ce qu'ils m'ont assuré quelques heures à peine avant de mettre leurs menaces à exécution.
— Quel que soient les mots que je prononcerai, vous trouverez à redire, n'est-ce pas ?
Je secoue la tête, mécontent. Toute discussion avec elle ne mène à rien. Tant que je n'aurai pas gagné ou plutôt retrouvé sa confiance, je serai dans une impasse.
— Ramenez-la dans ses quartiers, j'ai besoin de repos.
Je les regarde quitter la bibliothèque puis s'éloigner dans le corridor, les trois gardes se tenant à une distance fortement raisonnable de ma nouvelle épouse. Les poings serrés, cette dernière, ne riposte pas, sans doute a-t-elle déjà un plan en tête pour s'échapper. Il ne me tardera pas de le découvrir, elle aura beau le nier, je la connais bien plus qu'elle ne le veut.
Après quelques minutes, cette entrevue m'ayant fait perdre tout intérêt dans ma lecture, je rejoins à mon tour ma chambre.
Cela fait moins d'une semaine que nous sommes mariés, et elle me donne déjà du fil à retordre. Dire que j'ai bataillé pendant plusieurs années pour que ce jour où elle est devenue ma femme arrive. Je n'ai cessé d'être traité de sot, pour ne récolter à la fin que les épines de cette sublime rose.
Lui imposer de m'appeler « Maître » était bien trop intrépide de ma part. Que m'est-il passé par la tête ? Les principes de mon instructeur ont finalement déteint sur moi. Asseoir son pouvoir, montrer sa domination. Un amas d'absurdités que j'ai toujours dénoncées et que je me retrouve à appliquer. Quel idiot !
Fut un temps pourtant où nous étions inséparables, complices, complémentaires, puis notre innocence et notre jeunesse nous ont été arrachés et nous sommes rentrés dans le monde de la politique. Nous avons été façonnés de toute pièce, enfin, c'est ce qu'ils ont cru faire. Seulement à notre sortie de l'usine qui confectionne les parfaits petits bourgeois, nous n'étions pas conformes, l'échec de la transformation d'Elle ayant été d'une plus grande ampleur que le mien.
Ils auraient pourtant dû le savoir. Un jeu pour bambins vous apprend dès votre plus jeune âge, que les étoiles ne rentrent ni dans les ronds, à la circonférence impeccable, ni dans les carrés aux angles droits si aiguisés. Et peu importe à quel point vous tentez de limer et de modifier ses côtés, l'étoile ne finit jamais par rentrer dans une case qui ne lui est pas destinée.
Ils ont fait de leur mieux, mais ce mieux n'a pas suffi à rendre docile, ce lion indomptable. Son caractère d'insoumise coule après tout dans son sang. Sans doute mes nombreux après-midis passés en sa compagnie m'ont influencé, et fait de moi, l'homme que je suis aujourd'hui. Une question reste alors en suspens. Fera-t-elle de moi, l'homme que je serai demain ?
Il est bientôt l'heure. Je ferme la porte à clé, maquille mon lit de sorte que, si quiconque venait à entrer, il m'y découvre profondément endormi, et enjambe mon rebord de fenêtre.
Si tu savais tout ce que j'affronte pour toi, Elle, tu me montrerais plus de reconnaissance. Peut-être même que tu cesserais de faire abstraction de notre vieille amitié, comme si celle-ci n'avait jamais existé. Malheureusement, tout ce que tu m'offres pour l'instant, c'est une indifférence totale. Je me demande parfois pourquoi je m'entête tant à te poursuivre, alors que tu n'y portes aucune attention. Puis, je me souviens que ce comportement que j'adopte s'appelle aussi Amour. Ainsi malgré tous ces moments où j'ai voulu t'effacer de ma mémoire, en demeurant aux côtés de jeunes femmes, plus polies et plus sages, ce sentiment a persisté. Certain le nomme Force, pour ma part, je l'assimile souvent à une plaie. Une plaie infectée, qui ne cicatrisera pas, parce que peu importe toutes ces dames que j'ai croisées, mes yeux n'ont jamais autant brillé qu'en rencontrant les tiens.
Tes deux jades, qui scintillent constamment, sur ce visage aux traits délicats, jusqu'à tes fossettes qui se dessinent lorsque tu souris, ton front qui se plisse quand tu es inquiète, tes lèvres que tu mords sous l'effet de la colère, tes oreilles qui sous ta chevelure de flamme, s'empourprent alors que tu fais face à une situation inconfortable. Aucune autre ne pourra déclencher ces palpitations dans mon cœur. Aucune autre ne pourra me faire l'aimer comme je t'aime. Cette ivresse qui me gagne dès que je te vois est unique et immortelle, autant que cette soif de liberté qui t'habite.
Tandis que je m'approche du portail, j'aperçois une ombre au pied du mur de l'enceinte. Comme je l'avais prédit, elle se tient là, accroupie, prête à bondir à l'extérieur du palais dès que les portes s'ouvriront. Et ce moment est sur le point d'arriver, puisqu'un moteur se fait entendre. Les graviers crissent sous les roues de la voiture alors qu'elle s'aventure dans l'allée. Les grandes grilles émettent un grincement et laissent pénétrer la berline dans la cour.
Je ne perds pas ma cible de vue, et me lance discrètement à sa suite en me maintenant éloigné pour ne pas éveiller ses soupçons.
Elle tourne au coin d'une rue, et s'engouffre dans un couloir sombre, creusé dans la pierre. Je contourne ce chemin et emprunte un raccourci. Mon instinct ne s'est pas trompé. S'il existe un endroit, où elle aime se réfugier, c'est celui-ci. Il a toujours été son havre de paix, sa bouffée d'air, sa source de réconfort.
Assis sur le toit, je la contemple. Penchée sur la rambarde, les yeux rivés sur la mer qui s'étend à perte de vue, inspirant à plein poumon la douce brise printanière, son parfum floral et ses senteurs d'ailleurs. Elle n'a jamais été aussi belle que lorsqu'elle sourit, et je regrette quelque peu que ce soit à cet horizon qu'elle destine ce présent. Néanmoins, j'apprécie de partager à ma façon, ce court temps à ses côtés. Il ne faut pas être trop gourmand et savoir patienter pour ne pas hâter le cours de la vie. Je garde espoir que viendra cette nuit, où nous admirerons la vue, ensemble, main dans la main.
Des pas résonnent sur les pavés. Elle se retourne, et ses lèvres s'étirent davantage dévoilant ses fossettes dont je suis tombé amoureux. Il s'avance et entre dans mon champ de vision. Sans grande surprise, ce soir encore, son amant l'a rejoint.