Elle

Elle arriva à l'école au milieu de l'année scolaire. Elle venait du Nord, d'un pays où il fait froid, où les nuits sont longues et les jours brumeux et pluvieux.
Elle avait un charmant sourire et des yeux bleus, elle s'appelait Corinne mais tout le monde l'appelait « Elle », mais surtout, avec son accent chti, elle faisait rire ceux qui l'entendaient parler. Il est vrai qu'ici, c'était presque le pays du Sud, la Provence midi moins le quart. Les cigales chantaient dès le mois de mai et le soleil printanier autorisait les premières baignades.
« Elle » ne s'offusquait jamais de rien, toujours le sourire aux lèvres, toujours un mot gentil pour chacun et chacune.

Cette année-là, le foot féminin était à la mode, ou tout du moins, grâce à la télévision, il s'était démocratisé. Les filles du collège avaient formé une équipe d'une vingtaine de footballeuses.
Elles s'entrainaient deux fois par semaine dans l'attente de débuter la saison inter-collèges. Leur entraîneur, monsieur Dufort, leur menait la vie dure et les motivait pour que leur seul objectif soit la gagne.
Un jour, « Elle » se présenta à l'entraînement et alla parler à monsieur Dufort. Elle lui dit simplement qu'elle aurait bien aimé rejoindre l'équipe, même en tant que remplaçante. L'entraîneur lui répondit qu'il allait y réfléchir. En réalité, il voulait garder une bonne cohésion dans son équipe de filles, car il avait eu quelques échos que celles-ci ne portaient pas trop « Elle » dans leur cœur. En effet, la réponse de l'équipe fut unanime : elles ne voulaient pas de la Chti.
- Pourquoi ? demanda-t-il
- Elle ne nous revient pas, si vous la prenez, je démissionne.
C'était Isa, l'avant-centre, et la meilleure de l'équipe. La gardienne de but, Cora, prit le parti d'Isa, puis Sophie et Agathe, les arrières, se joignirent au mouvement de refus. Monsieur Dufort abdiqua, il n'allait pas perdre ses meilleures joueuses pour intégrer une fille qu'il connaissait à peine.
Il fit part, dès le lendemain, à « Elle » de sa « décision ». La jeune fille ne s'offusqua pas, elle ajouta seulement :
- Pas de problème, mais si un jour vous avez besoin de moi, n'hésitez pas, je serai prête, je m'entraîne tous les jours.
- Tous les jours ! Où ça ?
- Dans ma cour, je fais du tennis ballon, et je joue le mercredi avec les garçons du quartier.
- Ne perd pas courage. Un jour, tu auras ta chance.
- Du courage, j'en ai à revendre, ne vous inquiétez pas pour moi.

Le lendemain, dans la cour de récréation, Isa s'approcha de la petite Chti :
- Alors, tu essaies de faire du lèche auprès de l'entraîneur. Dis-toi bien, la fille du Nord, que jamais tu ne mettras les pieds sur notre pelouse, on ne veut pas de toi, tu n'es pas la bienvenue. Tu peux tendre la main, jamais je ne te tendrai la mienne. Retourne chez toi, et qu'on ne te revoie plus.
« Elle » sourit et répondit :
- Fontaine, jamais je ne boirai de ton eau...
Isa haussa les épaules, tourna les talons et s'éloigna en ricanant.

Les années passèrent, une quinzaine environ.
Isabelle Rossini entra dans son bureau. Maggie, sa collègue était là, tremblante et les larmes aux yeux.
- Que t'arrive-t-il ? demanda Isabelle.
- A moi, rien, mais tu es convoquée par le nouveau DRH, il t'attend dans son bureau.
- Tu sais pourquoi ?
- Le contrat signé avec les Chinois...
- Ben quoi, y'a un souci ?
- La marchandise n'est pas arrivée !
- Et alors, le transport était à leur charge et sous leur responsabilité, c'étaient les termes du contrat. On a dû baisser le prix de 20% ;
- Oui, je sais, mais il s'agit d'un contrat d'un million !
- Oui, un très joli contrat, le plus beau de ma carrière. Et il est où le problème ?
- Ils ne veulent pas payer !
- Ah ouais, nos avocats vont se faire un plaisir de les faire cracher !
- Ça va être dur !
- Ah bon ! Et pourquoi, un contrat est un contrat !
- Oui, mais à condition qu'il soit signé !
L'effroi pouvait se lire dans les yeux d'Isabelle. Elle se revit, au restaurant, avec les dirigeants asiatiques, elle travailla sa mémoire, elle se souvint avoir signé le contrat, puis plus rien, le trou...

L'ascenseur ne fut jamais aussi rapide. La porte du cinquième étage indiquait « C. CLEMENT DRH »
Jamais elle ne l'avait rencontré, le nouveau responsable des ressources humaines venait de prendre son poste il y a quelques semaines à peine. Elle frappa.
- Entrez !
Le bureau était vaste, lumière tamisée, baie vitrée donnant sur l'avenue.
A sa grande surprise, le DRH était une DRH. Une blonde de moins de trente ans, elle avait les yeux penchés sur un dossier.
- Asseyez-vous.
Isabelle prit place, croisa les jambes et essaya de prendre une pose décontractée. Le silence qui s'installa devint oppressant.
La DRH leva enfin les yeux et son regard se planta dans celui d'Isabelle.
- Vous savez pourquoi je vous ai convoquée ?
- Maggie, ma collègue m'a fait part d'un problème, avec les Chinois...
- En effet, vous connaissez le principe d'un contrat bilatéral j'imagine.
- Oui, deux contractants, donc deux parties.
- Et si l'une des parties n'a pas contracté, que devient le contrat ?
Le silence s'installa à nouveau.
La DRH continua, comme se répondant à elle-même :
- Le contrat est tout simplement caduc. Les Chinois ne l'ayant pas signé, ils refusent d'en assurer le règlement. Il est vrai que notre service de contrôle est aussi fautif, ils ont été certainement aveuglés, comme vous par le montant mirobolant de la transaction, mais quoiqu'il en soit, vous êtes à l'origine de la faute. Vous imaginez qu'une telle perte ne peut pas se passer sans une sanction.
- Je comprends madame, s'il faut donner ma démission, je suis prête à le faire.
- Vous pensez que votre démission va compenser une telle perte ?
Les larmes vinrent aux yeux d'Isabelle, elle essaya de les contenir.
- Non, mais que me proposez-vous ?
- Il est vrai que la logique serait de vous licencier pour faute grave, et surtout, avec le certificat avec lequel vous partiriez, vous ne seriez pas près de retrouver un tel emploi, en tout cas pas à un tel poste. Pour l'instant, je vais vous laisser rejoindre votre bureau. J'aviserai en temps voulu.
La descente au premier étage dura une éternité. Isabelle se moucha et essuya ses yeux avant d'entrer dans le bureau. Maggie l'attendait, ses yeux lui posèrent la question : et alors ? demandaient-t-ils.
- Je suis dans une belle mouise, la DRH a droit de vie ou de mort sur moi. Je suis mal barrée. Je pense que je vais commencer à préparer mes cartons, et surtout, contacter un avocat.
Maggie ne trouva aucun mot pour la consoler.
Les jours passèrent. Il régnait un silence de mort dans le bureau d'Isabelle et de Maggie. A chaque fois que l'on frappait à la porte ou que le téléphone sonnait, la tension devenait palpable, elle retombait dès que le visiteur ou l'appel ne concernait pas la faute d'Isabelle.

La machine à café sifflait et parfumait la salle de détente. Isabelle mit un sucre dans son troisième expresso du matin.
La porte s'ouvrit et madame Clément, la DRH, entra.
- Je vous cherchais madame Rossini. J'ai une nouvelle à vous annoncer.
Isabelle n'en menait pas large. Elle touillait son café d'un geste nerveux.
- Attention, vous allez le renverser. Ce n'est pas un endroit adéquat pour discuter de votre situation, mais peu importe, le principal est ce que j'ai à vous dire.
Les yeux d'Isabelle étaient au bord des larmes.
- J'ai les pleins pouvoirs de la Direction pour vous licencier. Pour tout vous dire, elle souhaite que vous quittiez l'entreprise.
Une larme coula le long de la joue d'Isabelle Rossini.
- Mais il reste que les marchandises ont été retrouvées et que les Chinois en ont besoin. Je vais donc vous demander de les recontacter afin d'établir un nouveau contrat, qui sera cette fois signée, enfin j'espère.
- Je ne sais pas comment vous remercier madame Clément.
- Au fait, jouez-vous toujours au foot ?
Les yeux d'Isabelle s'arrondirent.
- Et ne m'appelez pas madame Clément, vous m'avez toujours appelée « Elle ».
Et sans autre forme de procès, Corinne Clément sortit de la pièce laissant Isa avec son café et ses vieux souvenirs de collège.