Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Avant qu'il n'expire son dernier souffle.
Il était couché, en train de se tordre de douleur sous mes yeux, dans une chambre froide de l'hôpital. Le poids de ces cinquante années était étalé sur son visage. Je n'avais jamais vu autant de rides sur sa peau. C'était comme s'il avait vieilli tout d'un coup. Immobile, je fixai la main froide et fragile du père. Les souvenirs défilaient dans mon esprit, les moments partagés, les rires et les pleurs.
Je posai ma main sur la sienne, il la reconnut. « Dorine ma fille, dit-il, je t'aime beaucoup ». Je pleurai toutes les larmes de mon corps jusqu'à ce que l'infirmière vînt me faire sortir de sa chambre. Dans ce silence solennel de l'hôpital, le battement de mon cœur résonna dans mes oreilles comme une mélodie douce-amère lorsque, quelques minutes après, on nous annonça son décès. Je sentis le ciel me tomber sur la tête et la terre se fendre en deux pour m'engloutir au plus profond d'elle.
C'était donc cela que de souffrir sans coup férir d'une maladie foudroyante. C'est du moins ce qui avait été annoncé par le chef de l'Etat Kangabalais. Mon père, son premier ministre était « mort d'une maladie foudroyante. Il laisse derrière lui une veuve et trois orphelins. Toute une nation est en deuil ce jour. »
C'est à l'annonce officielle du décès que tout me revint : j'avais surpris une discussion, un mois plus tôt, entre mon père et le président qu'il appelait affectueusement « grand frère » :
- Petit frère, je te promets que ta famille et tes descendants ne manqueront de rien sur plusieurs générations. Parle avec ta femme, si elle est d'accord, nous allons accélérer les choses.
- D'accord grand frère, je vais la convaincre. Quand est-ce que ça se fera ?
- A ton retour d'Italie, ce sera une suite logique de « ta maladie ».
- Je peux choisir le jour ?
- Oui bien sûr c'est la moindre des choses. Je te promets des obsèques dignes d'un chef de gouvernement.
- Merci beaucoup grand frère.
Je vis mon père et le Président pleurer. Je crus un instant que ce dernier m'avait aperçue. Je filai aussitôt. J'ai trouvé leur discussion étrange mais je n'avais absolument rien compris à ce qu'ils s'étaient dit.
Je racontai mes souvenirs à ma mère qui me rassura que ce fussent des hallucinations dues au deuil. Elle me confia que mon père ne lui avait jamais fait part d'une telle chose et aurait refusé qu'il se sacrifie, pour permettre au Président de se présenter, à un autre mandat à la tête de notre cher pays le Kangabal.
Les mois qui suivirent nous partîmes pour le Canada. J'avais dix-huit ans et j'étudiais les sciences politiques et économiques. À mon retour au pays à l'âge de vingt-six ans, doctorat en poche, le Président Nafaba Tadic régnait encore sur le Kangabal malgré son âge très avancé. Je fus nommée ministre des finances et de l'économie. J'avais tout fait pour me retrouver là. Je souhaitais le démasquer.
Pendant nos Conseils des ministres, je le voyais. Cet ancêtre de quatre-vingt-quinze ans, qui avait du mal à tenir debout tout seul, se débattre avec cannes et supports humains pour marcher jusqu'à son fauteuil. Nous étions là, une quarantaine de ministres à des postes farfelus, créés pour nous faire plaisir, car proches du président, applaudissant hypocritement pendant les longues minutes que nécessitaient son périlleux déplacement, lâchant çà et là de faux sourires d'encouragement. Le souffle lui manquait pour s'exprimer convenablement. Il babillait quelque chose d'inaudible et son porte-parole se faisait l'écho de ce qu'il murmurait. Je me dégoutais de participer à une telle mascarade ; moi qui avais longtemps haï les politiciens quand je m'étais souvenue du deal imposé à mon père pour un égo politique. J'avais fini par faire de la politique et travaillais avec celui que j'avais en horreur depuis toutes ces années.
Mais toi c'est différent, me rassura ma conscience complice, tu fais tout ceci pour élucider la mort tragique de ton père. Et pour mettre à nu les plans machiavéliques du Président.
Mon souhait allait se réaliser, lorsqu'un soir, je reçus un appel du Président lui-même qui m'invitait à un diner à la Présidence pour dit-il me féliciter de ma progression fulgurante et pour parler de « la famille ».
Parée d'une robe bleue en la mémoire de mon père qui aimait cette couleur, d'un collier en or et de talons Louboutin, je me posais des questions sur la façon dont nous ferions pour discuter. Ferait-il appel à son porte-parole ? Parlant de famille, de quoi souhaitait-il parler ?
Arrivée au palais présidentiel, on m'accompagna dans une des grandes salles du palais où le Président m'attendait. Des verres sertis de diamants, et des assiettes en or, des tableaux de grands artistes de la Renaissance européenne. Un décor royal qui contrastait avec la réalité que vivait les populations de notre pays. Elles avaient à peine de quoi manger et pourtant ici dans ce même pays, l'or et le diamant servaient d'assiettes, de verres à whisky et de... collier. J'eus un pincement au cœur.
À ma grande surprise, son toutou n'était pas présent. Une voix audible et intelligible se fit entendre : « Tu ressembles tellement à ton père. » Non, ça ne pouvait pas être lui qui parlait. La voix continua :
- Ne sois pas étonnée, je sais très bien parler et même marcher si tu avais des doutes.
Il se leva, déambula et vint s'asseoir près de moi. C'était incroyable.
- Tu es maintenant la deuxième personne en dehors de la première dame, à connaitre mon petit secret. Va y comprendre la valeur que tu as à mes yeux.
- ...
- Ton père me disait que tu étais celle qui suivrait ses pas. Et il ne s'est pas trompé. Tu es intelligente et très douée.
Je pris mon courage à deux mains et profitai de l'ouverture pour poser mes questions : Qu'est-ce qui est arrivé à mon père ?
- Il est mort d'une maladie subite.
- Qu'est-ce que vous avez conclu avec lui avant son décès ?
- Tu étais donc présente ce jour-là.
- Comment avez-vous pu faire ça à votre « petit frère » ?
- Tu es encore très jeune pour comprendre ces choses.
- Ah oui la rengaine. C'est vous les « vieux » qui pouvez comprendre, êtes mieux placés pour régner pendant plusieurs mandats. Nous les jeunes sommes trop naïfs et incompétents. Quelle est la raison : argent et pouvoir ?
- Détrompe-toi. Je n'ai rien voulu, c'est ton père qui a tout décidé.
- Vous êtes un menteur !
- Tu peux le demander à ta mère. Elle est au courant de tout. J'avais officiellement annoncé que je ne me présenterais pas à un énième mandat. Mais il n'y avait pas de candidat performant au sein de mon parti. Même ton père que j'avais proposé n'était pas prêt. C'est lui qui m'a forcé la main. Le deal était donc qu'il meure, puisque je l'avais déjà officiellement présenté. C'était là une bonne raison. En contrepartie, je devais faire perdurer son nom dans l'histoire. C'est ce qui explique tous ces monuments, ces routes, ces édifices qui portent son nom au Kangabal. Tu l'as forcement remarqué. Et vous ses enfants faites partie des plus grandes fortunes du continent, comme l'a confirmé récemment le magazine Wari.
Les larmes arrosèrent mes joues. Père ne pouvait pas avoir fait ça. Le président Nafaba porta ses mains vers ma joue. Je pris le couteau dans le plateau et le poignardai plein dans la poitrine. Il tomba net mort, baignant dans son sang. Ma situation me sembla ridicule. J'avais toujours voulu lutter contre l'ego politicien, et ironie du sort, j'étais devenue une meurtrière.
Je criai, et me réveillai en sursaut dans ma chambre. Pas de sang sur les mains, père était là bien vivant. Il me serra dans les bras et me demanda ce qui se passait. Le majordome entra après lui, annonçant l'arrivée du président de la République pour une visite de courtoisie. En sortant de la chambre, mon regard croisa celui du Président. Le silence régna et ça a duré une bonne minute.