Échanges de billets doux

L’aéroport Marco Polo de Venise est la porte du monde pour une jeune Italienne de tout juste 18 ans quittant avec insouciance sa famille, son « Alta Adige » natale et les sommets enneigés des Dolomites.

Adriana Pitleberg a l’enthousiasme frais et communicatif de la jeunesse triomphante, elle a été retenue pour participer au concours de beauté « Miss Monde 2021 » qui se tiendra en Thaïlande à l’occasion du 71e anniversaire de l’événement.

Sa nature discrète et réservée de montagnarde est assortie d’un physique athlétique aux formes idéales pour un mannequin. Sa chevelure de longs cheveux bruns accompagne les mouvements de ses yeux bleus décrivant des arabesques qui caressent comme pour les remercier les espaces aériens qu’elle vient de traverser.

Particulièrement émotive, elle est dotée d’une sensibilité à fleur de peau qui fait d’elle une personne attachante tant au regard qu’au cœur.
Son imaginaire est en éveil, elle va monter en avion pour la première fois, elle est enchantée, elle est déjà au royaume de Siam, l’ancien nom de la Thaïlande, dont elle a rêvé mainte et mainte fois en lisant les romans de Morgan Sportes.

Brusquement, elle sort de son songe de bois de rose quand elle est accostée par un Napolitain au sourire ravageur qui la complimente en la dévorant d’un regard lubrique et en débraillant une langue pendante, tel le loup des dessins animés de Tex Avery :
« Mama Mia, vous êtes une véritable bombe, votre silhouette 90-60-90 ne correspond pas à la plupart des Italiennes, qui font aux mieux 93 cm de tour de poitrine, 75 cm de tour de taille, et 100 cm de tour de hanches, ainsi qu’un bonnet de soutien-gorge C. Vous mesurez au moins 1 mètre 80, une montagne qui ne demande qu’à être montée, non ? »

Adriana Pitleberg se sent examinée aux rayons X, mise à nue par la vue, ses joues se teintent de pourpre, si les superlatifs ne manquaient jamais pour la décrire, elle n’avait jamais rencontré un tel malotru et subi une telle absence de tact, de respect et de continence, tout cela réuni en une seule phrase ; l’abjection et l’obfuscation se battent en duel dans sa tête.

Elle cherche néanmoins les mots justes pour le repousser sans pour autant lui faire perdre la face ne voulant pas faire de vagues supplémentaires pour un sale mufle :
« Un peu de retenue, Monsieur, vous pourriez être mon père ! ».

Le charme est désormais brisé, le napolitain se trouve maintenant dans une situation du vieux pervers, il est confus, car au fond de lui il a quand même une once de honte, il se retire avec une dernière pitrerie, la révérence à la princesse Adriana Pitleberg.

Elle sent quant à elle qu’il y a une fosse sous ses pas, une faille qu’il faudra franchir. Adriana Pitleberg est une jeune femme franche, dynamique et travailleuse, mais elle ne sait pas tout, elle ne comprend pas tout, il lui reste un long chemin pour devenir une femme accomplie.

Elle se met à douter d’elle, à imaginer le piège de ce concours, de la notoriété, de perdition en devenant une image et un fantasme mondialisé.
Quand elle avait rejoint Salsomaggiore Terme avec son père, l’année passée, ils y étaient allés en Range Rover Vogue familiale, il lui avait promis de lui faire découvrir les concours de beauté et lui assurer qu’elle aurait ses chances de réussir dans ce métier, elle était fière, confiante et rassurée.

Sa prémonition était bien vue, elle a sans difficulté remporté toutes les présélections au concours de Miss Monde et si son nom reste encore relativement peu connu, beaucoup de ses photos circulent maintenant dans les milieux spécialisés.
Supportera-t-elle d’être une femme adulée, une proie pour des prédateurs, une femme-objet en représentation ?

Instinctivement, Mlle Pitleberg se saisit de son smartphone décidé à téléphoner à son père, quand une voix familière qu’elle reconnaitrait parmi toutes se fait entendre, celle de son amie d’enfance Paolina Fata :

« Adriana, le monde est tout petit ! ».

Paolina se hisse sur la pointe de ses pieds pour lui faire un « hug » long et réconfortant, Adriana ne retient pas une larme qui coule lentement sur sa joue jusqu’à la commissure de ses lèvres et ne fait que l’embellir.

« Il y a du retard, je pars dans deux heures pour Bangkok, j’aimerais te parler si tu as aussi du temps ? » supplie Adriana avec un sourire désarmant.

« Tu partiras certainement la première, un retard n’arrive jamais seul, et mon avion pour Rome était prévu après le tien. » Déclare confiante Paolina.

Les deux amies échangent sur leur inquiétude, leur peine et leur espoir en sirotant un « Spritz » dans un grand verre rempli de glaçons et surmonté d’une longue paille courbée dans son bout ; une rondelle d’orange est accrochée sur le rebord du verre.
Le Spritz est le cocktail à la mode à base de Prosecco et d’eau de Seltz, auxquels vient s’ajouter l’Aperol, un alcool doux et sucré qui lui donne une teinte orangée.
Elles ont toutes les deux désormais l’âge légal d’en commander ; quel plaisir l’émancipation !

« Je vais à Rome pour trouver l’inspiration de mon prochain livre, te souviens-tu des soirées de lecture des contes du chat botté, après nos descentes de ski à Cortina d’Ampezzo alors que le feu crépitait de joie et portait sur les murs des ombres magiques et changeantes qui nous faisaient rire et pleurer », questionna Paolina, revigorée par ce délicieux souvenir d’enfance.

« Comment les oublier, ces moments chéris dans mon cœur, je vais guetter la notoriété de la nouvelle romancière Paolina Fata ! », dit sérieusement Adriana qui croit dans le talent de son amie et dont elle admire la liberté et la créativité.

Elle poursuit dans un ton moins enjoué :

« Tu sais que j’ai passé des concours de beauté, dis-moi franchement est-ce que je suis belle ? »
Adriana sait que Paolina dit toujours ce qu’elle pense, elle est directe et sincère :

« Oui, tu es belle, mais ce que j’aime en toi, c’est ton charme. La beauté, ça va et ça bien, les canons de beauté féminins sont des créations masculines pour stimuler leur libido et déclencher leur frustration. Si tu avais vécu au XVIIIe siècle, il est possible ton absence de forme arrondie t’aurait disqualifié immédiatement. Le charme lui est intemporel et il dure toute la vie, même quand tu seras vieille. Ce que je peux te dire c’est que tu as une sacrée chance d’aller en Thaïlande, pour le reste je ne t’envie pas. »

Paola Fara fait une pause pour renforcer un dernier aveu :

« Adriana Pitleberg, tu as du charme, s’il existait un concours de charme je te conseillerais de t’y rendre, mais ne soit pas trop déçue, comme pour les montagnes, il y a beaucoup de sommets tout différents et tous adorables, donc beaucoup de tête à sacrer. »

Adriana Pitleberg en avait assez d’être considérée seulement comme une belle personne, donc de décevoir à terme l’homme qu’elle pourrait aimer, ne dit-on pas que la plus belle femme du monde ne peut donner que ce qu’elle a.

Qu’avait-elle si ce n’est l’image idéale que les faiseurs de frics allaient façonner d’elle ?
Un jour, elle ne se reconnaitrait plus dans son miroir, moins belle, elle serait délaissée, abandonnée, comme une prostituée en fin de carrière dérapant dans le sordide pour survivre.

« Merci, Paolina, je vais te proposer une chose extravagante. C’est de notre âge, alors profitons-en. J’ai toujours voulu visiter Rome et le musée du Vatican, tu as dans ton univers d’inspiration un vrai penchant pour le royaume de Siam, je le sais, nous avions les mêmes lectures. Échangeons vite le nom de nos billets aux comptoirs d’Indian Air Line et d’Air Italia. Trouve l’inspiration littéraire de ton côté, moi le sens de ma vie du mien. Nous nous retrouvons la semaine prochaine pour écrire à deux plumes un roman féminin : Échange de billets doux. »

Paolina Fara pleurait de joie, Adriana Pitleberg était resplendissante :

« Paolina, le monde est tout grand. »