Bleu franc et rouille se reflètent dans les flaques abandonnées par le dernier déluge. De la nue gris sale, il ne reste plus que quelques éclatantes volutes suspendues dans l'air lavé.
Je sors de l'abri, les autres archers à mes côtés, tandis que la foule des spectateurs émerge des ruines alentour. Chacun reprend sa place, les uns sur le pas de tir, les autres sur les gradins détrempés. Peu à peu, la frénésie des vivants renaît là où la brève tempête a tout interrompu.
À nous voir affairés à vérifier que la pluie n'a pas abîmé les armes, on aurait presque pu croire à l'un de ces mythes du temps d'avant, tapissés de vertes plaines et de villes vitrifiées.
Pour encore quelques secondes, l'atmosphère paraît saine. Mais l'odeur ne trompe pas, car déjà les effluves nauséabonds émanent du maigre fleuve, des caves pourrissantes et de la boue, épaisse et noire, descendue à flanc de collines.
Je fais vibrer la corde de mon arc pour en chasser les dernières traces d'humidité. Le faisceau de brins ne séchera pas complètement avant la première volée, il faudra en tenir compte. Brièvement, je détourne le regard de ma cible pour observer la grosse citerne d'eau traitée, juchée à une dizaine de mètres du sol. L'intégralité de son contenu sera attribuée au clan du gagnant.
Sans naïveté, je sais que seule l'ampleur du trophée pousse les gens de mon village à m'être sympathiques. En particulier, ma mère.
*
La tétanie se saisit progressivement de mes muscles tandis que je continue à maintenir la tension de la corde. D'abord, dans le haut du dos, puis rapidement dans le bras d'arc. Des picotements commencent à engourdir la pulpe de mes doigts, et je commence à regretter d'avoir laissé de côté les modèles à poulies. Au bout de trente secondes, c'est tout mon corps qui brûle.
– Pourquoi ?
Figé dans la position dans laquelle je l'ai surpris, Loïm n'esquisse pas un geste. Il reste muet, prolongeant un peu plus l'attente, toujours sous la menace de ma flèche. Je sens la force me manquer, la corde revenir petit à petit vers l'axe des poupées. Pourtant, je n'abaisse pas l'arme.
Au-dessus de nos têtes, la voûte bleu roi révélée par la lune étincelante me rappelle à des nuits plus chaleureuses.
Je serre les dents à l'idée que le lien qui nous unit vient de se rompre.
*
Ma flèche fend l'air, projetée vers le centre ocre de la cible.
– Encochez.
Je ressaisis mon arc qui se bascule à bout de dragonne, et de l'autre main, installe une nouvelle flèche. Arc incliné à quarante-cinq degrés, corde molle, je patiente.
– Armez.
Encore une fois, je tends les muscles de mon dos et sens les veines de mon biceps se gonfler, le triceps prendre le relais, la peau de mes doigts s'étioler.
– Libérez !
À peine la voix pincée de l'arbitre fuse-t-elle dans l'air que le sifflement des flèches et leur impact mat sur les palets de polystyrène résonnent. Je choisis de prendre davantage mon temps. Brève inspiration, souffle en suspens, poitrine immobile, pouce contre la mâchoire. Et puis, mon trait qui disparaît, comme happé par l'objectif fixé soixante-dix mètres plus loin.
– Encochez.
La danse se poursuit ainsi deux fois de plus, ce qui termine la volée d'essai. L'arbitre souffle dans sa corne de brume et nous reposons nos arcs afin que chacun puisse approcher sa cible. J'applique consciencieusement les conseils répétés de ma mère et ne trottine pas comme à mon habitude, parcourant la distance de tir d'une démarche souple et décontractée. Juste assez pour faire retomber l'anxiété que génère la compétition et servir à la foule un semblant de spectacle.
Je ne prête guère attention à mon propre résultat, c'est davantage la performance de mes opposants qui m'intéresse.
Je jette un coup d'œil à ma gauche et d'un sourire suffisant, le candidat de Brach me signifie qu'il a lui aussi approché le centre.
À ma droite, le concurrent de Sainte-Hélène m'adresse une mine chaleureuse.
– Joli groupement !
Incertain du stratagème que ce dernier tente, je réplique sèchement, un peu trop sur la défensive.
– Que me veux-tu ?
*
– Tu n'as toujours pas compris ? Ta mère est à la direction de ton clan, et tu ne vois toujours pas ce qui se trame ?
– De quel droit oses-tu mêler ma mère à ce... crime ?
Loïm affiche un air furieux, sans que je ne sache s'il est agacé de ce que j'ignore ou accuse.
– Tu peux désencocher, s'il te plaît ?
– Pas avant que tu ne te sois éloigné de cette vanne.
– Cela ne peut pas continuer, Rœg. La mainmise de ton clan sur la plus importante source d'eau potable, la supériorité dont vous abusez depuis cinq ans, sous couvert de ce ridicule tournoi d'archerie que tu remportes à chaque fois. On devrait la partager, cette ressource.
– Recule.
– Non. Plutôt tout disperser que de voir ton village partir une fois de plus avec l'eau. Tu ne vois pas ce qu'organise ta propre mère ?
– Cesse, s'il te plaît, avec ces bêtises illusoires.
– Rœg, on a partagé assez de moments intimes pour que tu ne remettes pas en question ma sincérité. La lune m'en soit témoin, je ne t'ai pas toujours tout dit, mais je ne t'ai jamais menti.
Loïm me tend une main, sa large paume ouverte pour que j'y dépose la mienne, comme nous l'avons si souvent fait auparavant.
*
Il me couvre d'un regard incroyablement doux, sa joue se plisse, une fossette se creuse, mon cœur s'engouffre dans un vide nouveau. Quelque chose en cet étranger m'émeut plus que je ne le comprends. Comme s'il ne se tenait pas à dix mètres, mais tout contre ma peau, la chaleur de son âme embrassant la mienne.
L'arbitre nous intime de rassembler nos flèches, rappelant mes sens au temps qui fuit.
La volée de jeu va être tirée.
Je cligne des yeux, j'accommode ma vue à la distante cible.
– Soixante secondes !
L'émotion ne me submerge pas encore, je conserve mon calme, tente d'occulter tout le reste, les membres du clan qui m'acclament, l'air fétide qui emplit mes narines, les tonnes d'eau qui pèsent comme autant de regards, et cette nouvelle question, qui tourne dans ma tête.
– Comment tu t'appelles ? me demande l'autre avant même que les mots aient pris forme dans mon propre esprit.
Celui-ci a pivoté dans ma direction, complètement détourné des cibles et du pas de tir, comme si la compétition ne constituait pour lui qu'un enjeu secondaire. Il m'offre une large paume tournée vers le ciel.
*
Je considère hagard cette main que je sais si douce, bien que nos heures de chasse aient fini par la rendre calleuse. Dans son regard transparaît l'amour dont il me couve depuis des mois. Dans la nuit bleue, sa peau pâle luit comme une seconde lune, ses boucles cuivrées rebiquant à l'angle de sa mâchoire et en travers de son front plissé. Le trait fin de ses sourcils s'incurve en une moue pleine d'espoir.
– S'il te plaît. Suis-moi et je t'expliquerai tout. Pardonne-moi si jusque-là j'ai manqué de courage. J'avais peur que tu ne me croies pas. Mais on ne peut pas laisser ta mère continuer à mettre à genou le reste des clans.
– Je ne sais pas quoi penser, Loïm.
Littéralement. Que penser de telles accusations envers les miens ? Envers ma mère ? Elle qui m'a élevé et entraîné. Et puis, ce partage qu'il envisage, a-t-il seulement songé à l'impact d'un pareil revirement sur les fragiles liens entre villages ? Cette eau, remportée dans les règles, ne peut pas être aléatoirement répartie. Cette eau...
À trop me perdre en réflexion, j'en ai oublié sa main, restée sur la vanne, qui maintenant se meut pour la déverrouiller. La rage gonfle en moi.
– Je t'interdis de l'ouvrir !
Dans ma soudaine colère d'avoir été dupé, je réalise à peine que mes doigts moites laissent filer la corde encore tendue.
Le trait s'échappe. Un sifflement fend l'air nocturne.
*
– Enfin, quelle tête tu fais ! Moi, c'est Loïm.
Je finis par lâcher ma flèche, saisis la main amicale qu'il me tend et réplique.
– Je me prénomme Rœg.
L'autre se fend d'un sourire lumineux. Dans ma poitrine, les palpitations reprennent, plus sourdes encore. Mais elles n'ont plus rien à voir avec la compétition.
– Rœg, que ta flèche siffle au loin.
– Et que juste, ta corde sonne, Loïm.