Du panégyrique au cauchemar
« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux.»
Je m'appelle Hato. Chez nous, c'est le prénom donné aux enfants nés les dimanches. On peut ajouter d'autres prénoms en fonction de l'appartenance religieuse de la famille. Je m'appelle ainsi donc parce que je suis né un dimanche et mes parents ont préféré ne plus m'ajouter un autre prénom. Cela m'est égal de toutes les façons car, au moins, je suis capable d'expliquer l'origine de mon prénom sans gros effort à qui souhaite le savoir. L'enfant qui jouissait de toute sa vue avec tout ce qu'il y a de merveilleux, dont je suis, vient de la perdre à cause d'un cadeau plus problématique que bienfaisant. L'histoire, je vous la raconte.
Je venais de réussir brillamment à mon examen d'entrée en sixième. Cette année-là, l'école a organisé une cérémonie pour récompenser les meilleurs élèves. Cérémonie au cours de laquelle tout le panégyrique m'a été fait. Et comme récompenses, j'ai bénéficié d'un vélo, des kits scolaires et un téléphone portable. Ce dernier élément est à l'origine de ma perte de vue que j'ai eu de la peine à accepter à cause de ses caractères brusque et surprenant. Je me suis réveillé un beau matin sans vue. J'ai dû crier fort pour demander de l'aide. Maman est arrivée à la hâte et en pleur, pour m'aider à sortir. Immédiatement, j'ai pensé à la cécité. Mais cécité visuelle ou intellectuelle ? Je ne sais pas encore puisque pour le moment, je ne sais pas si je viens de me réveiller à cause d'un cauchemar ou si réellement j'ai perdu la vue. Est-ce vraiment la cécité aussi, cet aspect caligineux de ma vue ? Difficile de le dire pour le moment. Entre inquiétude, incertitude, anxiété, je décide alors de toucher mes cernes pour comprendre ce qui me paraît comme une offuscation. Ils avaient l'air enflés. Aussitôt, mon cœur battit la chamade. J'ai pensé à la mydriase aussi. Ce sont les cas de maladies d'œil les plus courantes que j'ai eu à rencontrer. L'incertitude persiste, le silence prend la parole et s'interroge : est-ce le fruit de la peur, de l'imagination ou c'est du réel ? Silence total. Il faudra quand même une réponse, même silencieuse. Je songe et soudain, une piètre certitude me revient de ses périples lointaines : hier encore, avant le coucher du soleil, j'ai pu voir, apprécier et toucher de mes propres doigts, une fleur. Elle était agréable à la vue, douce au toucher et dégageait un parfum pénétrant. J'ai même pensé à dire à ma mère que j'appréciais énormément cette fleur et que je cueillirai ses graines, lorsque tout sera fané, pour les apporter à mon Directeur de l'école primaire. Ce monsieur est le premier à me faire arroser et entretenir les fleurs. Monsieur BANSÉ aimait les fleurs et il nous a transmis ses passions en même temps qu'il nous transmettait son savoir.
Me voici maintenant incapable de voir et de me mouvoir avec vigueur. La nitescence merveilleuse de ma vie vient de céder et me voilà guetté par la langueur, du moins pour l'instant, dans ma tête. Pour combien de temps encore ? Je l'ignore. La vie a cette manie d'être lunatique. Rosée d'espoir par moments, pluies torrentielles de bonheur plus loin et tornade de déception à la fin. À l'inverse, comme le dirait Stendhal, la vie nous fait également suivre notre pente en la remontant en partant de la souffrance vers la plénitude. C'est ce que j'ai pu constater chez la fleur dont j'ai pensé à cueillir ses graines pour M. BANSÉ. Je l'ai vue pousser, elle n'était qu'herbe. Puis elle grandit, forme des corolles et ces dernières se sont épanouies pour donner ces jolies pétales que j'aime tant humer.
L'origine de ce mal, je la connaîtrai plus tard chez l'ophtalmologue : c'est une mauvaise habitude, disait-il. Plus concrètement, c'est l'ignorance. Mon obsession pour une couleur et une certaine luminosité viennent de me rendre aveugle, du reste, dans mon imagination. Dans mon imagination, parce que jusque-là, je n'en croyais pas mes yeux.
Pour moi, si je ne vois plus aussi, c'est peut-être que j'ai les yeux fermés. Les sages disent qu'il est très difficile de réveiller quelqu'un qui fait semblant de dormir. Et comme l'œil humain ne voit pas dans l'obscurité, il suffit que j'ai les yeux fermés pour ne plus voir. Le hic est : pourquoi fermer mes yeux en pleine journée ? Pour refuser de voir la réalité telle qu'elle ? Non, je ne suis pas comme une autruche. Alors pourquoi je ne vois plus, surtout en pleine journée ? Pour peut-être fuire la réalité. Cette réalité est qu'en vérité, je ne vois plus. C'est un fait. Pourtant, je voyais il y a encore quelques temps. Seulement, mes cernes avaient semblé enflés au toucher à mon réveil, quand je ne voyais plus. Je reste pensif un instant puis je réalise enfin que je suis soit dans l'obscurité, ou que j'ai les yeux fermés ou alors j'ai fermé les yeux dans un espace sans lumière. Quand on est surpris et que l'esprit est tressailli par des questions, c'est cela la réponse. C'est certes pathétique mais j'apprends à faire avec, en épousant l'assertion d'Albert Camus selon laquelle le constat de l'absurdité de la vie n'est pas une fin mais un commencement. Ce positivisme m'est analgésique.
Pour me consoler davantage je me suis dit qu'être dans l'obscurité, ce n'est pas forcément être en l'absence de lumière d'origine astrale ou d'une ampoule ; c'est aussi lorsque l'on est enveloppé dans une confusion rotale, surtout que ces questions impétueuses semblent n'avoir pas de réponse concrète. Je ne peux qu'attendre le résultat des analyses faites par l'ophtalmologue.
Tout à coup, j'entends le docteur appeller ma mère. (Chez nous, sont docteurs tous ceux qui soignent à l'hôpital quelle que soit leur spécialité ou le moyen utilisé).
Il s'avance et explique à ma mère que l'usage intempestif de la lumière bleue a altéré mes yeux. Que cela peut être irréversible mais qu'il fera de son mieux pour me traiter. Il me prescrit illico des verres correcteurs, une canne et bien d'autres produits.
Le docteur a, par la suite expliqué à ma mère qu'elle n'a pas été attentionnée sinon elle aurait pu éviter cela en veillant sur ma façon et le temps d'utilisation de mon téléphone portable.
La raison de tout cela est que quand j'ai reçu mon téléphone, je travaillais avec les nuits. Ma couleur préférée, tout mon entourage le sait, c'est le bleu. Tout était bleu sur moi et autour de moi. Pour plus d'harmonie, j'ai réglé le contraste de mon écran vers le bleu. Pendant les congés et les vacances, je veillais toute la nuit pour ne dormir que dans la journée. Les autres temps, j'utilisais aussi mon portable jusque tard dans la nuit. Voilà la vérité : l'usage intense de la lumière bleue m'a rendu aveugle et comme je ne vois plus, c'est comme si je suis dans le noir et c'est pourquoi j'ai fermé les yeux.
En clair, je ne suis pas que dans le noir, je n'ai pas que les yeux fermés : ce sont les deux à la fois.