Je suis prête.
46 pulsations par minute au réveil. Il est 5h du matin.
Je saute du lit. Des semaines, des mois que je me prépare.
Sur la table du salon, hier, j'ai soigneusement disposé tout le matériel nécessaire à réaliser LA performance.
Là, mes chaussures de trail qui affichent déjà 380 bornes au compteur après seulement 3 mois d'utilisation. Là, mon sac, chargé de pâtes de fruits, de barres de céréales et de gels énergétiques. Ici, mon dossard. Le 250. Et ma montre évidemment, assortie du cardio. Fidèles compagnons de tous mes efforts. Parfois sublimes quand ils m'annoncent les progrès. Trop souvent assassins quand ils pointent, intraitables, les errances de mes entraînements. Mais aujourd'hui, je suis prête.
Un dernier regard dans le miroir de l'entrée. Tiens, une paire de sourcils en bataille. Peut-être quelques négligences ces derniers temps dans ma préparation. Je souris. J'avais la tête ailleurs. L'esprit tout orienté vers ce trail des collines.
Sur la ligne de départ, à 6h30, nous sommes quelques 522 coureurs à nous élancer pour 45km sur les hauteurs du lac de Paladru. C'est déjà ma 3ème participation. Cette fois-ci, je n'ai rien laissé au hasard. Je finis d'appliquer sur mes jambes de l'huile essentielle de camphre. Ca sent fort mais c'est un tonique puissant. Je suis prête. (Ouais, tu es prête ma fille – autostimulation, c'est aussi important que le camphre !)
Encore quelques secondes avant ce coup de feu que j'attends depuis si longtemps. Me mesurer enfin. Au chrono, à moi-même. Il est temps de mettre à l'épreuve mon corps si durement éprouvé pendant les séances d'entraînement. Alors ce coup de feu ?
- "Ah tiens, elle est là, elle ?"
Avec le dossard 401, je reconnais celle qui m'avait mis au supplice dans la montée de la croix des Cochettes l'année dernière. Elle m'avait bien mis 5 mn dans la vue au final. Allez ! C'est bien ça ! Une motivation supplémentaire. Cette année, elle ne verra que mes...
- "Allez, ma fille, reprends toi. Concentration. Concentration. Souffle".
PAN ! Départ. Bip, je déclenche le chrono à mon poignet.
C'est parti. Un coup d'oeil au cardio. 153. C'est élevé. Je le sais, il faut que je gère cette décharge d'adrénaline. Et revenir à une foulée souple le plus rapidement possible.
Les gars jouent des coudes pour se placer et les filles ne sont pas en reste. Ca frotte dure sur les 200 premiers mètres. Allez ma fille, impose-toi !
Premier kilomètre, la course se décante déjà. Je fais un tour d'horizon. Le physique – OK. Le mental – OK. Le laçage des chaussures – impecc. Je suis concentrée sur ma respiration. Relâche les épaules. Cale-toi dans ton rythme. Le cardio ? 123.
- "T'es bien ma belle. Souffle... tranquille".
Les kilomètres s'enchaînent. Je respecte les temps de passage que je m'étais fixé. C'est bien, je suis dans ma course. Au premier ravito, une petite dame dont il serait difficile de dire l'âge (mais plus de 75 ans, c'est sûr) me tend des quartiers d'orange avec un grand sourire. C'est une de ces belles bénévoles tout simplement heureuse de participer à l'évènement. Par certains côtés, elle me fait penser à ma grand-mère, Marie, immigrée italienne arrivée en France pour fuir le régime de Musso...
- "Mais qu'est ce que tu fous, ma fille ? Punaise, ressaisis-toi. Gère l'alimentation, gère l'hydratation".
Je me relance dans l'effort. 12 km de parcourus. Je me sens bien.
Au détour de la Silve Bénite, le chemin s'ouvre sur toute la plaine. Dans cette lueur matinale, de ce seul endroit, je contemple le lever de soleil sur le Mt Blanc, avec le lac de Paladru en premier plan. Plus au sud, se dresse la Grande Sûre, toujours aussi majesteuse. C'est magnifique.
- "Bon ma fille, t'es venue là pour acheter du terrain ou quoi ?"
Et le cardio ? 137. Je m'emballe un peu. Dose ton effort.
Cette fois, on y arrive. C'est la montée qui rejoint les hauteurs du lac. Un véritable juge de paix. Les cuisses commencent à chauffer. Je suis à la lutte. 500 mètres de dénivelée positive. Je puise dans mes réserves. C'est la baston.
- "Allez, accroche-toi grosse saucisse" !
Les heures d'entraînement me rassurent sur ma capacité à franchir cette difficulté. Je peux le faire ! Je peux le faire ! Je peux...
- "Allez, ta grand-mère a traversé clandestinement les hauts cols des Alpes sans rien. Elle aurait bouffé des cailloux tellement elle a souffert de la faim et toi, t'es là à chougner sur cette pauvre montée! C'est quoi ton problème ? Bouge-toi ! Bouge-toi !"
A mi-montée, je sens les effets de l'acide lactique. Mes muscles se tendent. Penser à boire mon mélange isotonique fait maison. Se concentrer sur l'effort. Se concentrer. Le sommet est enfin à portée de foulées.
En arrivant au 3ème ravito, je sonde mon moral. Je suis un peu esquintée. Il va falloir encore puiser au fond pour boucler les 10 derniers kilomètres. Quand le jeune bénévole saisit mon numéro de dossard sur sa liste, je comprends que je suis la 4ème féminine.
"Eh, c'est bien ma fille !"
Joie de courte durée. 3 minutes avant moi, je découvre que c'est "la 401" qui est enregistrée !
Ca me file un coup de fouet. Et me voilà repartie en forçant l'allure. Le cardio ? Trop haut. Tant pis.
J'essaye de garder le rythme régulier mais élevé. Ca commence à me tordre le bide. Je ressens des douleurs partout. Des crampes. Pourquoi je suis là ? Quelle était l'idée au départ ? Pourquoi je m'impose ça ? Je convoque à ma mémoire des souvenirs de lectures en pensant à la futilité de cet effort. Serais-je une conquérante de l'inutile ? Une guerrière de la lumière ? Et Toi, Marie, qui étais-tu ? Quel était ton combat ? Qu'est-ce qui t'a donné tant de force ? Là, j'aurais bien besoin que tu partages un peu, comme tu l'as toujours fait.
Je pense à la fine épaisseur de peau qui séparait ton coeur de tous tes espoirs d'un ailleurs meilleur.
A l'instant, je trébuche sur une souche et je pense à la fine épaisseur de peau qui sépare mon coeur du cardio.
- "Reprends-toi !"
Je viens de doubler une concurrente et j'aperçois "la 401".
La fatigue de l'effort continu laisse tout de même se dissiper quelques onces d'andorphine dans mon corps endolori. Je ressens une sorte de bien être. J'accélère et je me bouffe "la 401" dans un long faux-plat montant.
- "Yes !!!"
Un panneau indique l'arrivée à 3 km. Je peux encore jouer la gagne ! Je peux gagner !
Tous ces efforts consentis à l'entraînement pour être la première !
- "Allez, bats-toi !"
Les foulées s'enchaînent, presque aériennes. C'est dans cette énergie retrouvée que l'inespéré est finalement advenu. Je dépasse la dernière concurrente.
L'ultime montée débouche sur un petit col. De là, un panorama exceptionnel sur les Alpes, Belledonne, la Chartreuse. Je plonge vers la ligne d'arrivée encore à 1 km.
Je ne saurais dire si ce kilomètre à été le plus long, le plus beau, le plus douloureux de ma vie. En tout cas, il fut le plus intense. Ce genre de moment unique où l'on a le sentiment de posséder la dernière pièce du puzzle. Que tout va s'agencer, prendre du sens et donner l'idée d'être en osmose avec le tout qui nous entoure.
En passant la ligne d'arrivée, je pleurais. Je n'étais pas prête à ça. Cardio 117.
Quelques minutes plus tard, après avoir reçu la coupe de la gagnante et le bouquet qu'il se doit, je me trouvais sur le podium. Un organisateur du trail me tendait un micro pour recueillir mes sentiments. J'ai seulement dit :
"Merci Marie"
46 pulsations par minute au réveil. Il est 5h du matin.
Je saute du lit. Des semaines, des mois que je me prépare.
Sur la table du salon, hier, j'ai soigneusement disposé tout le matériel nécessaire à réaliser LA performance.
Là, mes chaussures de trail qui affichent déjà 380 bornes au compteur après seulement 3 mois d'utilisation. Là, mon sac, chargé de pâtes de fruits, de barres de céréales et de gels énergétiques. Ici, mon dossard. Le 250. Et ma montre évidemment, assortie du cardio. Fidèles compagnons de tous mes efforts. Parfois sublimes quand ils m'annoncent les progrès. Trop souvent assassins quand ils pointent, intraitables, les errances de mes entraînements. Mais aujourd'hui, je suis prête.
Un dernier regard dans le miroir de l'entrée. Tiens, une paire de sourcils en bataille. Peut-être quelques négligences ces derniers temps dans ma préparation. Je souris. J'avais la tête ailleurs. L'esprit tout orienté vers ce trail des collines.
Sur la ligne de départ, à 6h30, nous sommes quelques 522 coureurs à nous élancer pour 45km sur les hauteurs du lac de Paladru. C'est déjà ma 3ème participation. Cette fois-ci, je n'ai rien laissé au hasard. Je finis d'appliquer sur mes jambes de l'huile essentielle de camphre. Ca sent fort mais c'est un tonique puissant. Je suis prête. (Ouais, tu es prête ma fille – autostimulation, c'est aussi important que le camphre !)
Encore quelques secondes avant ce coup de feu que j'attends depuis si longtemps. Me mesurer enfin. Au chrono, à moi-même. Il est temps de mettre à l'épreuve mon corps si durement éprouvé pendant les séances d'entraînement. Alors ce coup de feu ?
- "Ah tiens, elle est là, elle ?"
Avec le dossard 401, je reconnais celle qui m'avait mis au supplice dans la montée de la croix des Cochettes l'année dernière. Elle m'avait bien mis 5 mn dans la vue au final. Allez ! C'est bien ça ! Une motivation supplémentaire. Cette année, elle ne verra que mes...
- "Allez, ma fille, reprends toi. Concentration. Concentration. Souffle".
PAN ! Départ. Bip, je déclenche le chrono à mon poignet.
C'est parti. Un coup d'oeil au cardio. 153. C'est élevé. Je le sais, il faut que je gère cette décharge d'adrénaline. Et revenir à une foulée souple le plus rapidement possible.
Les gars jouent des coudes pour se placer et les filles ne sont pas en reste. Ca frotte dure sur les 200 premiers mètres. Allez ma fille, impose-toi !
Premier kilomètre, la course se décante déjà. Je fais un tour d'horizon. Le physique – OK. Le mental – OK. Le laçage des chaussures – impecc. Je suis concentrée sur ma respiration. Relâche les épaules. Cale-toi dans ton rythme. Le cardio ? 123.
- "T'es bien ma belle. Souffle... tranquille".
Les kilomètres s'enchaînent. Je respecte les temps de passage que je m'étais fixé. C'est bien, je suis dans ma course. Au premier ravito, une petite dame dont il serait difficile de dire l'âge (mais plus de 75 ans, c'est sûr) me tend des quartiers d'orange avec un grand sourire. C'est une de ces belles bénévoles tout simplement heureuse de participer à l'évènement. Par certains côtés, elle me fait penser à ma grand-mère, Marie, immigrée italienne arrivée en France pour fuir le régime de Musso...
- "Mais qu'est ce que tu fous, ma fille ? Punaise, ressaisis-toi. Gère l'alimentation, gère l'hydratation".
Je me relance dans l'effort. 12 km de parcourus. Je me sens bien.
Au détour de la Silve Bénite, le chemin s'ouvre sur toute la plaine. Dans cette lueur matinale, de ce seul endroit, je contemple le lever de soleil sur le Mt Blanc, avec le lac de Paladru en premier plan. Plus au sud, se dresse la Grande Sûre, toujours aussi majesteuse. C'est magnifique.
- "Bon ma fille, t'es venue là pour acheter du terrain ou quoi ?"
Et le cardio ? 137. Je m'emballe un peu. Dose ton effort.
Cette fois, on y arrive. C'est la montée qui rejoint les hauteurs du lac. Un véritable juge de paix. Les cuisses commencent à chauffer. Je suis à la lutte. 500 mètres de dénivelée positive. Je puise dans mes réserves. C'est la baston.
- "Allez, accroche-toi grosse saucisse" !
Les heures d'entraînement me rassurent sur ma capacité à franchir cette difficulté. Je peux le faire ! Je peux le faire ! Je peux...
- "Allez, ta grand-mère a traversé clandestinement les hauts cols des Alpes sans rien. Elle aurait bouffé des cailloux tellement elle a souffert de la faim et toi, t'es là à chougner sur cette pauvre montée! C'est quoi ton problème ? Bouge-toi ! Bouge-toi !"
A mi-montée, je sens les effets de l'acide lactique. Mes muscles se tendent. Penser à boire mon mélange isotonique fait maison. Se concentrer sur l'effort. Se concentrer. Le sommet est enfin à portée de foulées.
En arrivant au 3ème ravito, je sonde mon moral. Je suis un peu esquintée. Il va falloir encore puiser au fond pour boucler les 10 derniers kilomètres. Quand le jeune bénévole saisit mon numéro de dossard sur sa liste, je comprends que je suis la 4ème féminine.
"Eh, c'est bien ma fille !"
Joie de courte durée. 3 minutes avant moi, je découvre que c'est "la 401" qui est enregistrée !
Ca me file un coup de fouet. Et me voilà repartie en forçant l'allure. Le cardio ? Trop haut. Tant pis.
J'essaye de garder le rythme régulier mais élevé. Ca commence à me tordre le bide. Je ressens des douleurs partout. Des crampes. Pourquoi je suis là ? Quelle était l'idée au départ ? Pourquoi je m'impose ça ? Je convoque à ma mémoire des souvenirs de lectures en pensant à la futilité de cet effort. Serais-je une conquérante de l'inutile ? Une guerrière de la lumière ? Et Toi, Marie, qui étais-tu ? Quel était ton combat ? Qu'est-ce qui t'a donné tant de force ? Là, j'aurais bien besoin que tu partages un peu, comme tu l'as toujours fait.
Je pense à la fine épaisseur de peau qui séparait ton coeur de tous tes espoirs d'un ailleurs meilleur.
A l'instant, je trébuche sur une souche et je pense à la fine épaisseur de peau qui sépare mon coeur du cardio.
- "Reprends-toi !"
Je viens de doubler une concurrente et j'aperçois "la 401".
La fatigue de l'effort continu laisse tout de même se dissiper quelques onces d'andorphine dans mon corps endolori. Je ressens une sorte de bien être. J'accélère et je me bouffe "la 401" dans un long faux-plat montant.
- "Yes !!!"
Un panneau indique l'arrivée à 3 km. Je peux encore jouer la gagne ! Je peux gagner !
Tous ces efforts consentis à l'entraînement pour être la première !
- "Allez, bats-toi !"
Les foulées s'enchaînent, presque aériennes. C'est dans cette énergie retrouvée que l'inespéré est finalement advenu. Je dépasse la dernière concurrente.
L'ultime montée débouche sur un petit col. De là, un panorama exceptionnel sur les Alpes, Belledonne, la Chartreuse. Je plonge vers la ligne d'arrivée encore à 1 km.
Je ne saurais dire si ce kilomètre à été le plus long, le plus beau, le plus douloureux de ma vie. En tout cas, il fut le plus intense. Ce genre de moment unique où l'on a le sentiment de posséder la dernière pièce du puzzle. Que tout va s'agencer, prendre du sens et donner l'idée d'être en osmose avec le tout qui nous entoure.
En passant la ligne d'arrivée, je pleurais. Je n'étais pas prête à ça. Cardio 117.
Quelques minutes plus tard, après avoir reçu la coupe de la gagnante et le bouquet qu'il se doit, je me trouvais sur le podium. Un organisateur du trail me tendait un micro pour recueillir mes sentiments. J'ai seulement dit :
"Merci Marie"