Double je

Quand Sélina est arrivée dans notre classe, je suis immédiatement tombé amoureux d'elle. Un coup de foudre, comme on dit.
Elle vient d'arriver en métropole à la suite de la mutation de son père.
Elle vivait jusqu'à présent à Saint-Pierre, sur l'île de la Réunion. Elle a un frère de sept ans qui s'appelle Rafael. Comment je sais tout ça ? J'aimerais vous dire que c'est parce que nous avons bavardé ensemble tout l'après-midi, malheureusement non. C'est la prof principale qui lui a demandé de se présenter.
Pour l'instant, je ne lui ai dit que trois mots... Trois mots débiles.
En maths, au début du cours, alors que je sortais mes affaires de mon sac, une voix a murmuré :
— Je peux me mettre à côté de toi ?
J'ai relevé la tête. C'était Sélina. J'ai été complètement pris de court.
Et là, j'ai répondu la chose la plus stupide qu'on puisse imaginer... J'ai même honte à l'écrire. J'ai bafouillé :
— J' sais pas.
Ridicule cette réponse, non ?
Voilà, Sélina a cette première impression de moi : celle d'un naze à qui elle n'adressera plus jamais la parole !
 
Heureusement, une deuxième chance s'est offerte à moi.
Quelques jours après, samedi matin pour être précis, alors que je sortais de la boulangerie, j'ai bousculé quelqu'un qui entrait et que je n'ai pas reconnu tout de suite vu que j'étais parti exceptionnellement sans mes lunettes. Mes lunettes, habituellement, ne me quittent jamais vu que je suis myope et astigmate ! Sans lunettes, je ne vois bien ni de près ni de loin ! La totale ! Je les avais laissées dans la salle de bains et au moment de partir j'avais eu la flemme de remonter les chercher. Pour acheter deux baguettes, ce n'était pas bien grave d'être dans le brouillard. Je ne savais pas que cet oubli allait avoir de telles conséquences...
Mais revenons-en à nos moutons ou plutôt à nos baguettes.
Vous l'avez deviné, la personne qui venait d'entrer, c'était Sélina ! Mon cœur s'est mis à battre à toute vitesse tandis que mon cerveau, lui, selon un processus inverse, se mettait en mode ralenti.
— Bonjour ! Moi aussi je suis toujours celle qu'on envoie chercher le pain, m'a dit Sélina en désignant mes baguettes du menton. Tu habites par ici ?
Là, je ne sais pas ce qui m'a pris, j'ai dit :
— Je crois que tu es en train de me confondre avec Julien !
Sélina a écarquillé les yeux :
— Tu n'es pas Julien ?
— Non, je suis son frère jumeau !
Sélina n'a pas eu l'air convaincu.
— On se ressemble comme deux gouttes d'eau à part... les lunettes. Moi je n'en porte pas, lui si !
Je ne savais pas d'où me venait cette soudaine et incroyable inspiration, ce coup de génie !
— Mais... Tu ne vas pas au collège ?
— Si, mais dans un autre quartier. Je vis avec notre père et Julien avec notre mère. Nos parents ont divorcé.
— Je comprends, a-t-elle dit, après un moment de silence. Et, comment tu t'appelles ?
Il ne fallait pas que j'aie l'air d'hésiter.
J'ai répondu à toute vitesse :
— Jules !
Pas terrible niveau inspiration !
Mais Sélina a ri :
— Julien et Jules ! Et votre sœur s'appelle Julie ?
J'ai ri aussi :
— Non, on n'a pas de sœur, mais notre mère s'appelle Juliette et notre père Julio. C'est pour ça qu'ils nous ont appelés ainsi... Pour continuer la série.
Faut-il vous préciser que ma mère s'appelle Carole et mon père Stéphane, et que j'ai une grande sœur – assez insupportable – prénommée Agathe ? Je venais donc de débuter ma carrière de mythomane.
— Et toi, comment t'appelles-tu ? (Je vous rappelle que Jules n'était pas censé la connaître).
— Je m'appelle Sélina, et je suis en cinquième, dans la classe de ton frère.
— C'est un beau prénom... qui te va très bien, ai-je ajouté, sidéré par ma soudaine bravoure. Voir Sélina toute floue me donnait le courage que je n'avais pas quand elle était nette, devant moi.
Mon compliment lui avait fait plaisir car elle a souri en me disant :
— Contente de t'avoir rencontré... Jules.
Julien serait resté, les bras ballants, à la regarder s'éloigner. Mais pas Jules qui avait le cœur d'un brave.
— Attends, ça te dirait de m'accompagner au parc cet après-midi ?
Sélina s'est retournée :
— D'accord. On se retrouve là-bas à 14 heures ?
 
Nous avons passé un après-midi extraordinaire : on a ri, discuté, joué sur les structures d'escalade. Je n'y voyais pas grand-chose mais, quelle importance ?
En fin d'après-midi, je l'ai raccompagnée jusque chez elle et avant de nous séparer, elle m'a demandé :
— Tu t'entends bien avec ton frère ?
— Non, pas du tout, me suis-je écrié. On est jumeaux mais on n'a rien en commun. Je le trouve naze.
— Moi, je ne le trouve pas naze du tout. Juste un peu timide peut-être, a dit Sélina, en grimpant les marches de son perron.
Pas naze, je n'étais pas naze du tout ! Ce compliment m'a rendu fou de joie et m'a aidé à supporter les maux de tête que j'ai eus toute la soirée. Car oui, c'était le prix à payer pour ne pas avoir porté mes lunettes tout l'après-midi !
 
Depuis ce fameux samedi, c'est devenu une sorte de rituel : en semaine, au collège, je suis Julien, le binoclard qui ne parle presque pas à Sélina, le samedi, en revanche, je suis Jules, le cool. Je laisse mes lunettes à la maison et je cours retrouver Sélina pour passer l'après-midi avec elle. Il y a bien sûr eu quelques moments où j'ai frôlé la catastrophe. Quand elle m'a demandé, par exemple, de l'aider à remettre son bracelet qui s'était décroché et qu'évidemment, avec le fermoir minuscule, j'en ai été incapable : je n'y voyais rien ! J'ai prétexté avoir de trop gros doigts. Il y a eu aussi la fois où, à cause de la pluie, nous sommes allés nous réfugier à la bibliothèque et que penchés tous les deux sur une BD, elle m'a proposé de lire à haute voix une page chacun. Je m'en suis tiré en lui disant que ça allait déranger les autres lecteurs... Je ne pouvais pas lui dire que, miro comme j'étais, je distinguais à peine les personnages alors le texte dans les bulles, c'était pas la peine d'y penser.
Je me demandais parfois si elle ne faisait pas exprès de me tester. J'espérais qu'elle ne se doutait de rien.
Ce qui m'embêtait aussi, c'était mes maux de tête les samedis soir. Mes yeux semblaient vouloir se venger des mauvais traitements que je leur faisais subir : ils devenaient rouges, me piquaient... Mes paupières tressautaient.
Mes parents n'ont pas tardé à le remarquer et mon père m'a fait tout un sermon que je vous résume car c'était vraiment très long !
« Je comprends mieux d'où te vient cette fatigue oculaire, j'ai trouvé tes lunettes sur ton bureau ! C'est très grave de ne pas porter tes lunettes sérieusement, c'est pour ton bien que je te dis ça et blablabla et blablabla. »
Depuis, les samedis après-midi, quand je sortais, je prenais soin d'avoir mes lunettes sur le nez, mais à peine dans la rue, je les fourrais dans la poche de mon blouson. Tant pis pour les maux de tête ! Mon cœur lui se portait à merveille !
 
Et puis, il y a eu ce samedi...
Sélina est arrivée en retard.
— Je ne peux pas rester aujourd'hui, car ma tante est venue avec mes cousines et mes parents veulent que je sois là, mais je t'ai apporté une lettre.
Elle a sorti de sa poche une feuille de papier pliée en quatre, qu'elle m'a tendue.
— Euh... merci
J'ai déplié lentement la feuille pour me laisser le temps d'avoir une idée mais là, j'étais coincé.
Sur la feuille s'étalaient des lignes couvertes de signes minuscules qui devaient être des mots mais, même en plissant les yeux, j'étais incapable d'en lire un seul. Il aurait fallu que je colle mon nez à la feuille pour déchiffrer cette écriture microscopique. Au bas de la page, il y avait une sorte de grosse tache, c'est à peu près tout ce que je distinguais.
J'ai tourné et retourné la lettre entre mes mains, désemparé jusqu'à ce que Sélina me dise d'une voix malicieuse :
— Tu devrais peut-être mettre tes lunettes pour pouvoir lire ce que j'ai à te dire, Ju... meau !
Et elle a filé, dans un grand éclat de rire. Elle m'a laissé là, comme un idiot, tout seul avec ma lettre.
Je me sentais honteux et un peu minable en remettant mes lunettes sur mon nez. Comme par magie, les lettres sont devenues nettes et les mots sont apparus. Et quels mots ! Des mots que j'ai lus et relus, sans me lasser. Quels mots ? Vous êtes décidément trop curieux ! Tout ce que je peux vous dire c'est que ce que j'avais pris pour une tâche était en fait... un cœur ! Comme quoi il est parfois très chouette de porter des lunettes !

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