« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. » Même Kéba Kébé ne saurait dire combien de fois, au cours de ses cauchemars existentiels, les mêmes petites voix dialoguent dans une susurration qui se répète en se répercutant dans un curieux écho chaotique dans les recoins de sa tête. A présent, revoici Kéba Kébé seul. À poil. Sans couverture. Dans une forêt d’une densité extrême, nu comme les premiers hommes. Sa déchéance lui explique qu’il a touché au fruit défendu. Il se voit dans une tristesse et une lassitude beaucoup plus graves qu’il n’était avant de faire la rencontre de Nahash... Il est saisi de peur par une ombre qui s’agite en s’avançant. Il fait un bond en arrière, attendant sa délivrance les yeux fermés... Kéba était un orphelin qui vivait avec sa grand-mère. Tous les deux habitaient dans une maison avec un arbre dans la cour. Leur chambre, la moins délabrée, avait pour tout meuble un vieux matelas. La lumière du jour entrait par les nombreuses fenêtres que constituaient les gros trous béants des murs. La grand-mère nourrissait son petit-fils de lait et plus tard de céréales. Ainsi l’orphelin Kéba, ignorant ses parents biologiques comme un petit poussin de couveuse, ne connaissait que sa grand-mère qu’il appelait affectueusement « ma mère ». Mais à l’âge de dix-sept ans, le même être mystérieux sans visage désigné sous le nom de « la mort » venait de frappait une nouvelle fois autour de Kéba en l’arrachant, sans préavis, de sa chère « mère ». Ce énième acharnement du sort laissa un grand vide abyssal dans la vie de l’adolescent Kéba. Le deuil de la grand-mère se fit sans grande cérémonie tout comme à l’image de la vie de la défunte. Ainsi, Kéba vivait seul. Il arriva à se faire embaucher comme manœuvre dans les constructions routières. Un soir revenant du travail, éreinté, il essaya de se reposer mais son esprit passait en revue son passé. Il feuilletait ses souvenirs voulant restituer à partir des commérages comment il avait causé la mort de sa mère, cherchant dans ses réminiscences les plus profondes; enfin il se ravisa et sortit. Dehors, dans la cour, les arbres râlaient un air frais. La lune ressemblait à un soleil d’après pluie. Elle portait fièrement son auréole satellitaire de jeunes étoiles, toutes éblouissantes, parsemées majestueusement dans le ciel noir. De loin, les tintements des insectes insomniaques mêlés aux frissonnements mélodieux des feuilles de l’arbre donnaient un air musical agréable. Les pieds nus sur le sol humide, Kéba éprouvait un grand bien-être. Il ne se rendit pas compte que le temps tel un chapelet s’égrenait dans un moulinet: les premières lueurs apparurent, le crépuscule matinal se prédit, la lune commençait à décroître; le ciel déboutonnait son grand manteau noir de maître des ténèbres. La magnanimité du temps rendit le cœur de Kéba léger mais ses yeux étaient lourds de sommeil. A cet effet, il s’endormit dès qu’il posa la tête sur l’oreiller. Kéba Kébé faisait un rêve dans lequel il se voit seul dans un pays de ténèbres. Subitement, il sent ses cheveux s’hérisser, il ouvre graduellement les yeux. Qu’a-t-il vu? Une créature à la stature digne d’un personnage des films d’horreur et aux cheveux blancs, qui touchent presque le sol. L’étrange créature se couvre dans une manière de manteau noir assorti d’un gilet rouge. La peur tient Kéba Kébé coi. Finalement la créature méphistophélique parle en ces termes: « Nous nous appelons Nahash. » La voix humaine qu’a l’être devant lui dégèle son sang. Il voulut répliquer mais le diable ne le laisse pas procéder. « Tu vois ce sac -un sac qu’il sort magiquement de son manteau et le lui montre- il suffit juste de le fermer et de le rouvrir pour être l’homme le plus riche sur cette terre. » « Tu peux avoir le sac, dit-il en levant l’index, mais à une condition » « Quelle condition ? répond Kéba sans reprendre souffle » « Si et seulement si... » Kéba ouvrit les yeux comme réveillé par quelqu’un. Il se mit à réfléchir sur cet étrange rêve puis il l’interpréta comme étant une vétille. Il s’efforça de s’endormir mais il n’y arriva pas. Le lendemain, à la sonnerie du réveil, il se leva, se lava, puis prit et partit au travail. Sur le lieu de son travail, Kéba se dévêtit et porta sa tenue. A huit heures, commença le travail sous un soleil zénithal qui dardait le trop plein de ses rayons ardents sur la ville. Il rentra un peu tard dans la nuit comme d’habitude. Il s’emmitoufla dans ses couvertures et s’endormit. Une fois son corps noyé dans le sommeil, il se revit devant son diable qui continuait son discours: «...tu ne feras jamais l’amour ». Silence. Kéba devient perplexe mais extasié par le sac à demi ouvert rempli de gros paquets d’argent. Il se voit, néanmoins, riche dans de beaux costumes, conduisant de luxueuses voitures mais pas accompagné de belles filles. Son esprit n’a pas à faire le tour du monde car son cœur, à ses battements, compte l’argent. Ses yeux reflètent les liasses d’argent dont il rêve déjà. « Si tu le fais, tu mourras » il s’entend répondre par le diable ». « Oui d’accord dit Kéba en serrant ses deux poings. » Ainsi, il lie un pacte avec le démon qui, dès que Kéba ait dit oui et pris le sac, s’envole avec un rire échoïque digne d’un monstre de sa trempe. Le rire va se diminuant au fur et à mesure qu’il monte dans les airs. Kéba part fort tristement content avec son butin. Une fois chez lui, il ferme la porte à double tour et allume une bougie. Avec des gestes machinaux- fermer puis rouvrir et étaler les billets sur le tapis- il récolte un tas monumental de billets de banque. Il veut continuer mais il n’a plus d’énergie tout comme la petite bougie qui luit dégressivement. Avant le réveil du voisinage, il s’en va s’installer à la capitale. Il y mène une vie paradisiaque dans laquelle les jours n’ont pas de noms. Il reste étendu toute la journée- toutes les journées- le long de son corps sur le sable humide des plages regardant le ciel tel une strip-teaseuse géante s’habiller et se déshabiller tour à tour de couleur bleue, grise et noire. Il dépense beaucoup d’argent. Il s’entoure de gens qui doivent assurer sa sécurité et lui faciliter certains plaisirs. Mais aucun n’osa évoquer la question des femmes. Or celles-ci sont indispensables dans la vie. Mais, mais un jour son instinct de mâle prend le dessus sur son pacte: il cède sous les charmes d’une belle et plantureuse femme. Ils passent la nuit ensemble. Après avoir satisfait sa libido, Kéba ressent dans son for intérieur un bonheur démesuré que son sac ne peut lui procurer. Soudain, comme transposé, il se voit seul. A poil. Sans couverture. Dans une forêt d’une densité extrême, nu comme les premiers hommes. Sa déchéance lui explique qu’il a touché au fruit défendu. Il se voit dans une tristesse beaucoup plus grave qu’il n’était avant de faire la rencontre de Nahash. Il est à présent saisi de peur par une ombre qui s’agite en s’avançant. Il fait un bond en arrière, attendant sa délivrance les yeux fermés... Non, c’est l’ombre d’un aigle qui passe. Sa peur tombe par degré mais son angoisse roule deux fois plus rapide. Soudain, une immense ombre l’enveloppe créant tout autour une obscurité écliptique. Ses membres perclus. Son sang glacé. Dans ses gestes convulsifs, il se cogne la tête contre un arbre. Baigné dans une mare de sang, il s’adosse violemment contre un arbre. La créature géante, prête à le happer, s’approche toujours... il se réveilla en sursaut haletant comme un chien. Il se leva pour s’assurer qu’il ne rêvait toujours pas.