Donner vie à la Vie

« Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner comme l'on fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître ». Voilà la dernière phrase qui achève la bande dessinée de Majihy. Celle-ci est sans doute la plus importante de toutes ses œuvres. Il a mis tout son âme dans chacune des bulles ainsi que dans chaque dessin. Il ne cesse de retourner les pages de son cahier à la recherche de la moindre imperfection qui pourrait empêcher la magie d'opérer. Cette fois-ci il était déterminé à impressionner Iranja...
Iranja ,une amie très spéciale de notre jeune dessinateur . C'est une jeune fille bourrée de talent ne cessant d'écrire des poèmes sur la vie. Elle aime tellement la Vie et en parle avec une ardeur sans pareille. C'était son sujet de prédilection. Majihy, lui aimait l'écouter lorsqu'ils étaient tous les deux assis sous le magnifique chêne de leur village bien aimé. Et c'est précisément sous ce chêne en un après midi ensoleillé que l'idée magique de Majihy a germé. Ce jour là, il fut surpris de percevoir un air fatigué sur le visage de la jeune fille, elle qui d'habitude était très enjouée de le rencontrer. Il n'a pu s'empêcher de la questionner sur ce qui n'allait pas :
- Je te trouve épuisée jeune poétesse. N'ai-je pas raison ?
- Effectivement, mes pensées de ces derniers jours me procurent une énorme lassitude , répondit-elle en soupirant.
- Pourrais-tu me faire part de ces fameuses pensées ? dit-il en esquissant un sourire.
- Je ne sais pas trop. Tu vas peut- être me prendre pour une folle.
- Tu sais pertinemment bien que j'aime la folie. Cela m'enchanterait de t'écouter comme à chaque à fois où tu me lis tes écrits sur la vie.
Iranja hésitante au début fut rassurée par son ami, elle était alors décidé à lui partager ses pensées qu'elle juge elle-même farfelues.
- Encore une fois...c'est la Vie. Elle ne cesse de m'étonner... encore un peu plus. Je me demande pourquoi elle s'acharne à me donner des coups alors que je refuse de m'incliner devant elle.
Majihy avait du mal à comprendre et la poétesse vit immédiatement cette incompréhension dans les traits de celui-ci.
- Bon, je vois que tu ne saisis pas vraiment poursuivit-elle en riant. Tu sais , je ne cesse de prouver à la Vie que je suis plus forte qu'elle , je me relève à chaque fois qu'elle me fait trébucher , j' essaie de lui faire comprendre que je suis courageuse mais elle s'efforce à vouloir faire de moi son esclave. Et franchement, cela m'énerve.
- Je vois...Donc , tu voudrais qu'elle arrête de t'embêter avec ses coups vu que tu as pu résister à tout jusqu' ici ?
- C'est exactement cela mon cher Majihy.
- Ne crois-tu pas que c'est audacieux de ta part d'affirmer cela ? Comme tu me le dis souvent, la Vie est pleine de mystère et elle est tout autant imprévisible. Es-tu sûr d'être assez forte ?
- Me sous-estimes- tu ? , répliqua-t-elle en grimaçant.
- Non. J'essaie de mesurer la profondeur de ta certitude.
Elle regarda son ami droit dans les yeux .
- J'ai foi en ma force. La Vie devrait demander à ses mercenaires comment je les ai bien battus.
- Tu ne m'as jamais parlé des mercenaires de la Vie dit Majihy avec un air étonné.
- Oh oui ! Je ne t'en ai pas encore parlé. J'ai longtemps imaginé la Vie comme une énorme géante. Bien plus grande que ce chêne sous lequel nous sommes. J'ai tout imaginé sur elle , tellement elle m'intéresse.
- Je dois dire que tu as une imagination débordante , s'étonna-t-il.
- J'en suis parfaitement consciente.
- Dis-moi, n'as-tu imaginé la Vie que par sa taille ?
- Je peux tout te décrire si tu le veux bien.
- Bien sur que oui.
Iranja se mit alors à décrire la Vie devant la curiosité gourmande de notre dessinateur :
- Je vois la Vie comme une géante ayant des tatouages comme habits . Ces tatouages représentent l'histoire de l'humanité.
- Comme les guerres ou la découverte de l'Amérique ?
- Oui. Mais aussi la naissance de l' écriture , de la poésie , du dessin...Il y en a tant d'autres.
- Je crois qu'il serait difficile de compter tous ces tatouages mais ce serait vraiment beau à contempler.
- Ses yeux sont aussi extraordinaires et intensément enivrants. Ils expriment le mystère dont je n'arrête pas de te parler par le biais de mes poèmes.
- Comment cela ?
- La Vie n'a ni iris ni pupille pourtant elle a des yeux qui ne cessent de changer de couleur et qui représentent à la fois la joie et la tristesse. Croiser son regard pourrait certainement provoquer le tournis mais ce ne serait pas pour autant désagréable.
- Je brûle d'impatience de t'entendre parler des mercenaires de la Vie.
- Justement, on y est. Notre géante a deux énormes mains qui ne sont pas vraiment pareilles. L'une est toute douce , c'est celle qui nous caresse. Cette main nous touche lorsqu'on est heureux , lorsqu' on apprécie la beauté de la nature ou lorsqu'on voit un enfant sourire.
- Je suppose que je me suis aussi fait caressé par la vie le jour où notre amitié est née.
- Il y a des tas de douceurs que la Vie nous procure avec sa main aux doigts lumineuses.
- Et son autre main ?
- L'autre est d'autant plus rude et brûlante
- C'est surement celle qui donne des coups.
- Tu as raison. Et les mercenaires dont je t'ai parlé, ce sont les doigts de cette main : les supplices , les échecs, la déception , les larmes...
Le visage de la poétesse s'assombrit pendant un instant. Puis elle reprit :
- Les maladies , la pauvreté , les séparations sont tous portées par la main brulante.
- Je vois...répondit Majihy, lui qui ne voulait pas s'attarder davantage sur le sujet de cette main.
Puis il enchaina avec une question :
- La Vie a-t-elle un cœur dans tes imaginations ?
- Oui...Elle a un cœur.
Elle s'interrompit quelques secondes avant de continuer :
- Un cœur indiscernable mais que l'on peut entendre battre. Et chacun perçoit ces battements d'une façon différente. Cela s'apparente au sens de l'existence.
- C'est étrangement étrange répondit Majihy en riant.
- Comme la Vie. La Vie est étrange et peut-être qu'elle le restera toujours. Tu sais, Majihy, mon souhait le plus cher c'est d'aller rencontrer la Vie , la Vie de mes imaginations , de la regarder dans les yeux et lui dire que même si elle ne se lasse pas de me cogner par l'intermédiaire de ses doigts de main, je ne m'inclinerai jamais devant elle. Hélas, cela reste un rêve, juste un délire comme tant d'autres qui me passe par la tête.
Majihy saisit pourquoi son amie avait peur qu'il la prenne pour une cinglée. Iranja est différente , elle s'exprime différemment , elle pense différemment et elle a cette manière à elle de désirer quelque chose. Une fois chez lui, il n'a pas arrêté de penser au regard de son amie lorsqu'elle décrivait la Vie. Ce regard exprimait la même envie qu'il avait lorsqu'il était petit et que sa grand-mère lui contait des histoires plus étonnantes les unes que les autres. Il avait d'innombrables images dans la tête , des images qui voulaient prendre vie. Et qu'il a fini un jour par étaler sur du papier. Il se souvint qu'il croyait dur comme fer à ces histoires et que le fait d'en avoir une vision nette lui procurait un tel plaisir égalant les caresses de la main lumineuse de la Vie.
Il se dit alors qu'il avait le pouvoir de donner vie aux imaginations d' Iranja. Il allait réaliser la rencontre de son amie la poétesse avec la mystérieuse Vie. Il allait créer cette magie avec ces crayons. Il allait graver cette histoire dans son cahier pour qu'un jour des gens se donnent encore le privilège de rêver , qu'ils finissent par y croire comme Iranja y croit et qu'ils aient la force de la regarder dans les yeux aussi à leur tour.
Lui aussi, n'a jamais vraiment compris la Vie, mais au moins maintenant, il en a une image, grâce à une merveilleuse poétesse rêveuse. Et bientôt, ce cahier se trouvera entre les mains de cette dernière.