Dominique, Vanina & Co

Près d’un petit pont qui traverse la Marne, à un endroit inattendu, on peut remarquer une boutique à l’air désuet. On pourrait la prendre pour une mercerie. Il s’agit en réalité d’un magasin de sport spécialisé dans l’équipement « douillet » pour les activités de fitness. On y trouve des jambières de laine, des mitaines, des blousons légers, des bandeaux aux couleurs surprenantes... L’établissement est tenu par un groupe d’anciennes gymnastes qui se firent remarquer quelques années plus tôt sur les Bords de Marne. L’inconfort qu’elles durent affronter à une certaine époque leur donnèrent l’idée de ces vêtements doux, chauds et confortables pour sportives aguerries.

Elles étaient quatre vieilles dames, pas encore tout à fait vieilles d’ailleurs, à suivre régulièrement les cours de Dominique et Vanina dans un petit club de gym associatif du sud de la Seine- Saint- Denis. L’endroit ne payait pas de mine. La simplicité y était de mise : point de machines, point de produits protéinés à l’entrée. Nos athlètes ne devaient leur forme qu’à une consommation tout à fait modérée de miel, de fruits secs et de graines. Quand le club ferma pour raisons sanitaires, elles se trouvèrent toute dépitées. Pas question d’arrêter l’entraînement. Elles essayèrent bien sûr, comme beaucoup, les cours en ligne mais ce fut maigre compensation pour ces femmes toniques qui avaient besoin d’air, d’espace et d’amitié pour survivre.

C’est ainsi qu’elles multiplièrent les tentatives pour se trouver des pistes d’évolution sans jamais se décourager. Ce fut une lutte sans merci à la conquête d’un territoire, faisant fi des rigueurs de l’hiver. Le premier essai fut dans le jardin d’une amie. On entrait à peine dans l’automne, le temps était clément et le soleil encore haut. Quel plaisir de faire des petites foulées, des steps touch et steps out sur un tapis d’herbe verte avec vue sur un potager. Mais le jardinier, d’abord amusé par ces jolies plantes souples, finit par s’inquiéter pour l’état de son gazon. Il fallut migrer.

Comme on approchait de novembre et que les pluies se faisaient de plus en plus fréquentes, elles eurent l’idée d’aller évoluer sous la halle du marché. Oubliant les odeurs de poisson et de fruits avariés qui flottaient souvent autour d’elles, elles appréciaient le fait d’être au sec. Au sec mais pas au chaud, car de furieux courants d’air traversaient l’espace. Elles n’étaient pas non plus à l’abri des regards. C’est à cette époque qu’elles se mirent à faire des recherches pour des tenues vestimentaires qui protégeraient leur corps et leur pudeur sans abandonner toute forme d’élégance. Elles s’étaient bien couvertes un peu plus, mais elles continuaient d’attirer les voyeurs. Elles se sauvèrent.

L’une d’elle se souvint d’un square tranquille où elle avait gardé ses petits-enfants. Ce fut décidé. Le petit groupe se retrouva régulièrement dans le sillage de ce « bateau pirate » qui n’était qu’un ensemble de jeux pour enfants. Il fallait les voir ces flibustières masquées prendre des poses de guerrières contre vents et marées. Hélas les pluies s’intensifièrent. Il fallut trouver refuge sous les arbres, troquer les vêtements chauds pour les tenues imperméables. Elles rentraient crottées mais heureuses d’avoir accompli de beaux squats et de belles fentes malgré la boue sous les pieds. Le bateau pirate devait rester un de leurs meilleurs souvenirs. Elles avaient vue sur la Marne, le cri des oies bernaches venaient rythmer leurs mouvements et le clocher de l’église voisine annonçait le début des étirements. Leurs postures d’aigle, de fleur twistée ou d’étoile filante s’harmonisaient parfaitement avec leur environnement.

Mais la douce Marne se fâcha, ses eaux montèrent. En travaillant leurs biceps, triceps, quadriceps, elles contemplaient avec inquiétude les amas de branches mortes charriés par la rivière. L’adversaire fourbissait ses armes ! Un beau matin, elles trouvèrent leur espace cadenassé en raison des risques d’inondations. Les policiers qui se trouvaient là leur suggérèrent d’aller un peu plus haut sur le stade. Ce qu’elles firent, ravies d’avoir cette permission-là. Leur espace considérablement accru, elles pouvaient maintenant s’attaquer à des enchaînements de LIA et des échauffements dignes de ce nom. Fini de piétiner, maintenant on sautait, on volait, on tournoyait ! L’entraînement les pieds au sec sur le gravier du stade c’était autre chose ! Au sec, mais pas pour longtemps. Elles étaient tellement absorbées par la synchronisation de leurs pas, elles soignaient tellement l’harmonie de leurs déplacements qu’elles ne virent pas l’eau monter, envahir les bords de Marne jusqu’au stade. Ce jour-là, ce n’était plus la boue qu’il fallut affronter, ce fut vingt centimètres d’eau qui n’amélioraient en rien la souplesse des chevilles.

Adieu le stade qui se transforma en piscine les jours suivants. Il restait le parking du stade. Peu bucolique mais tranquille... apparemment, jusqu’au jour de ramassage des ordures où d’immenses bennes poussèrent nos vaillantes gymnastes dans leurs retranchements. Elles se retrouvèrent coincées le long d’un muret qu’elles essayaient d’utiliser pour faire des pompes. Leur dignité en prit un coup. Il fallut jongler avec les heures de passage de la voirie mais elles persévérèrent. Les pluies cessèrent pour laisser place à un froid sibérien. Il fallut à nouveau chercher de nouvelles tenues n’entravant ni les élévations, ni les extensions, ni les cercles de bras car il était important de bien échauffer les épaules par ce temps-là. Descendre de chez elles jusqu’au parking du stade sur la route enneigée puis verglacée fut un nouveau défit pour ces sexagénaires qui, si elles en avaient, ne parlaient jamais de leurs rhumatismes. Terrain inégal ou glissant, elles prenaient tout, cela faisait travailler l’équilibre et les muscles profonds disaient-elles. Elles attendirent patiemment que le soleil revienne, puis que leur salle ouvre à nouveau. Elles se souvinrent ensuite de cette époque comme elles se souvenaient des années discos. Des années où on s’amusait bien. Il suffisait d’être au bon moment, au bon endroit avec une tenue adaptée.