Toute histoire commence un jour, quelque part, la nôtre nous plonge dans les sombres cachots de la prison centrale de Bangui, capitale de la Centrafrique, un lieu lugubre où l’espoir même semble disparaitre. Décembre 2012, alors que le monde entier a son regard tourné vers le régime du président-général qui bascule, Barthélémy Kobozo est affalé dans le coin de sa cellule. La veille, il a été arrêté manu militari au centre-ville par la police pour avoir appelé les autorités publiques sur les ondes nationales à faire preuve de dialogue et d’ouverture à l’égard des rebelles qui s’approchaient de la capitale pour renverser le gouvernement. Jamais auparavant le jeune journaliste n’avait été interpellé pour des faits plus graves que d’avoir mal garé sa voiture. La mine sombre, Barthélémy arborait encore sa chemise kaki et son pantalon bleu marine portés le jour de son arrestation. D’une taille modeste au ventre proéminent, il inspirait sympathie et confiance au premier regard. Journaliste chevronné, ce jeune homme à la trentaine s’était déjà illustré pour ses articles incendiaires à l’endroit de plusieurs parents du chef de l’Etat. Ce jour-là, il était assis en tailleur dans un coin de sa cellule étouffante creusée à même le sol et qui n’avait pour ouverture qu’une mince fente située au plafonds. Ses cheveux d’un noir de jais étaient coiffés court ; sur le côté, une raie distinctive à la Patrice Lumumba se frayait un chemin sur sa tête, apportant une touche particulière de charme. Sans repère visuel, du fait de l’obscurité, il n’avait pour seule référence que le son lointain des véhicules qui passaient sur l’autoroute contiguë à la prison. De temps en temps des cris d’autres prisonniers torturés dans une chambre spéciale lui rappelaient à quel point l’humanité avait perdu une part importante de sa valeur en ces lieux. Le garçon à la mine émoussée en était encore à méditer sur sa situation inquiétante lorsque soudain la trappe au-dessus de lui, s’ouvrit. Quelques voix diffuses s’élevèrent puis une personne en tomba lourdement. Premier réflexe, le journaliste voulu porter secours à son compagnon de fortune, mais dès qu’il le vit, réfréna son ardeur et se mura dans son coin. En effet, l’homme qui venait d’apparaitre arborait un large boubou blanc et un long foulard sombre noué autour de la tête comme les nomades du sahara. Kobozo était figé par la peur ! Il avait entendu des histoires effrayantes sur ces mercenaires venus du Soudan et du Tchad. Ces mi-hommes à la peau claire qui dévoraient le cœur de leurs adversaires et arrachaient les yeux de leurs victimes. On les disait invincibles. Selon des témoins qui leur avaient échappées, ils évitaient les balles des armes à feu grâce à leurs nombreux gri-gri et disparaissaient devant leurs ennemis Ils semaient la terreur au sein des populations civiles. Pas un seul jour ne passait sans que les médias n’établissent un sombre tableau de ces mercenaires du nord qui accompagnaient les rebelles. Alors qu’il se représentait déjà à l’esprit sa funeste mort, lorsque demain, les journaux annonceraient qu’on l’avait retrouvé poignardé, le nouvel arrivant fit un geste à son voisin comme pour le saluer. Prudent et sur ses gardes, le journaliste n’y répondit pas, préférant se terrer encore plus dans son coin et rechercher sur le sol noir et humide, un instrument qui aurait pu le servir comme moyen de défense.
« Je suis Abdoul Kader, enchanté », lâcha timidement le prisonnier enturbanné dans un « sango » impeccable, la langue nationale de la Centrafrique.
Kobozo en fut étonné car on lui avait indiqué que ces mercenaires étrangers ne parlaient pas la langue du pays. Peut-être que celui-ci l’avait rapidement apprise durant son séjour ici pensa le jeune journaliste.
« Veux-tu boire un peu d’eau ? » Proposa une fois de plus l’inconnu en sortant de sous son vêtement une flasque remplie.
Cette fois-ci, il s’était exprimé en français, alors que d’après les ragots, ces personnes ne parlaient qu'arabes et anglais. Alors comment faisait-il ? Finalement la soif l’emporta, il se rapprocha de l’inconnu et pris la bouteille qui lui était tendue, la la vida d’un trait. La paisible sensation de l’eau se déversant dans sa gorge lui fit oublier sa fâcheuse situation. Il était perdu dans ses pensées lorsqu’il entendit son voisin s’exprimer à nouveau, les genoux au sol
« Allah Akbar... »
Le nouvel arrivé était bel et bien musulman, son accoutrement ne l'avait pas trompé. Lorsqu’il eut terminé, il s’assit au coin opposé et fixa le jeune journaliste. C’est dans la langue nationale sango, d’une voix saccadée, qu’il continua
« Vraiment content d’avoir quelqu’un avec qui parler cher frère. Je m’attendais à être seul ou isolé. Je suis heureux d’avoir un compatriote de Bangui avec qui discuter. Je viens du nord, de Birao plus particulièrement bien que je sois originaire de Ndele ».
N’en tenant plus de ce qu’il considérait comme des mensonges, le journaliste le coupa sèchement:
« Tu mens ! Comment peux-tu venir des villes que tu cites et être centrafricain ? Comment peux-tu être rebelle musulman et être centrafricain ? ».
L’interlocuteur ne répondit pas tout de suite. Son regard demeura impassible, puis portant dans un geste lent, les mains à sa tête, il défit son ruban d’abord puis souleva son boubou, ce qui révéla une ample chemise grisonnante et un jean délavé.
« Lorsque j’enlève ces vêtements, mes habits, sommes-nous tellement différents ? Est-ce que je ne ressemble pas à tout autre fils de la Centrafrique ? » Demanda-t-il.
En effet, le journaliste en fut étonné. Celui qu’il avait en face de lui ressemblait à n’importe quel homme qu’il aurait pu rencontrer dans les rues des quartiers populaires du pays. Des cheveux crépus, un visage innocent, Abdoul avait une moustache naissante et des yeux marrons qui viraient au gris.
« Vois-tu jeune ami, je viens du Nord de notre pays ou l’accès par les voies routières sont difficiles en saison sèche et quasi impossible en saison pluvieuse. Nous sommes beaucoup plus tournés vers le Soudan qui nous ravitaille en aliments et en médicaments et bien entendu du fait de causes historiques nous sommes pour la plupart de confession musulmane, mais cela doit-il faire de nous des ennemis ?
- Mais pourquoi nous combattez-vous ? Questionna prudemment le journaliste
- Pour ma part, j’ai pris les armes non pour combattre mes frères et sœurs, expliqua le jeune du nord, mais pour rétablir la vérité sur notre appartenance à ce pays et pour demander le développement de notre région. Dans toute guerre, il y a des victimes, pourquoi tout nous mettre sur le dos ? L’on a dit de nous que nous étions des étrangers, des non centrafricains, que nous ne parlions ni les langues nationales et que notre culture différait de celles des populations du sud, mais crois moi que tout comme chaque fourmi à sa fourmilière, toutes les tribus et ethnies de la Centrafrique ont leur maison, leur village, mais si les fourmis appartiennent tous à une seule et unique espèce, nous appartenons tous centrafricains à une même Nation.
- Mais j’ai entendu que vous voulez diviser le pays en deux, continua le journaliste, qui commençait à sortir de sa torpeur
- Oh bien-sûr, il y aura toujours des deux côtés des extrémistes qui tenteront d’utiliser nos peurs, nos faiblesses et nos rivalités pour nous opposer ou faire passer leur propre dessein et ambition égoïste mais crois moi cher ami, je n’ai nulle envie de tourner le dos à la terre de nos ancêtres, tout comme je n’ai pas envie de changer de pays ».
Ces révélations chamboulèrent le jeune journaliste, chrétien du sud du pays. En effet, voilà des semaines que l’avancée des conquérants du nord depuis leur bastion à quelques heures de la capitale avait grandement divisée l’opinion publique sur cette situation. Pendant des jours, les représentants et partisans du gouvernement se succédaient sur les ondes radios et chaines télévisées afin de dénoncer ces envahisseurs qu’ils qualifiaient d’étrangers ou de mercenaires. Mais voilà qu’un des leurs était là en chair et en os et tout ce qu’il disait ou représentait ne corroboraient pas avec l’image qu’il s’était fait d’eux. De quoi à remettre en cause toute sa conception de la crise. Mais Barthélémy n’allait pas en rester là, il devait en savoir plus sur ce mystérieux personnage qui lui racontait sa vie et ses combats
« Comment en es-tu arrivé là, Abdoul ? Posa-t-il malicieusement
- Oh j’étais avec les combattants rebelles vers Damara, à quelques kilomètres de la capitale. Puisque j’ai de la famille à Bangui au quartier musulman du pk5, je me suis dit que je pourrais venir les visiter discrètement. Je suis arrivé ce matin dans ledit quartier et j’ai rencontré mon neveu. On a passé un bon moment ensemble, c’est ma première fois de découvrir Bangui. C’est en rentrant tout à l’heure, j’ai été arrêté au niveau de la barrière de sortie de la ville et directement emmené ici car jugé sur ma seule apparence ».
Grace à ces éléments, le journaliste pu établir l’heure approximative de dix-huit heure. Donc il faisait nuit et il était enfermé depuis près de quarante-huit heure déjà. Le jeune journaliste contempla le mur vide en face de lui, quelques graffitis sur la roche sombre témoignaient de l’histoire et du passage de ceux qui l’avait précédé ici. Avaient-ils eu la chance de dialoguer un soir de décembre avec un « terroriste » ? Kobozo se retourna vers son voisin qui s’était mis à écrire quelque chose au sol, il se rapprocha et contempla une esquisse effectuée par le jeune combattant ; elle représentait une maison, tout ce qu’il y a de plus banale.
« C’est la maison de mes rêves, présenta le jeune du nord à l’approche du journaliste. J’espère qu’elle sera assez spacieuse pour me permettre d’y loger toute la famille.
Cette maison n’avait vraiment rien de particulier, pensa Barthélémy. Carrée et avec une fenêtre.
- Cette case que tu vois, poursuit le jeune combattant dont les yeux luisant dans le noir faisaient refléter l’espoir et l’innocence, elle sera construite en ciment et elle aura un toit en tôle. Chez nous, la plupart des maisons sont en terre battue avec un toit en pailles. Les jours de grandes pluies, nous dormons sur un sol humide, et lorsqu’il fait chaud, nous ne pouvons pas rester à l’intérieur. Beaucoup d’enfants tombent malade du paludisme et les médicaments sont rares. J’aimerais vraiment avoir la possibilité d’offrir cette maison à ma famille.
Incroyable pensa le journaliste piqué au vif par ces révélations. Il est certes vrai que le pays n’était pas développé mais de là à imaginer l’absence de certains besoins de base était insupportable.
- Parles moi du nord ? Souffla Kobozo la gorge nouée par l’émotion
- Le nord ? De beau paysages, des animaux magnifiques, sais-tu que nous avons un grand parc ? La nature est belle et riche mais la pauvreté y est notoire. Les villages sont très peu nombreux et peu peuplés. Nous célébrons les décès plus que les naissances et beaucoup de bandits sèment la désolation sur les routes commerciales. Ce que je déplore beaucoup ce sont ces vieilles personnes qui nous empêchent d’évoluer. Ils ramènent tout à la religion et aux traditions. Parfois j’aimerais quitter là-bas comme font mes frères qui se risquent sur les chemins de l’Europe. Mais je me suis rendu compte que le problème n’est pas l’endroit mais les gens. Nous devons changer nos mentalités et adapter notre foi à ce monde. De plus si nos villages étaient développés et qu’on avait accès à l’éducation, à l’école, à un travail, plus personne ne sentira le besoin de partir loin. ».
Un bruit assourdissant extérieur vint troubler la discussion des deux comparses. Ils se regardèrent profondément puis le jeune musulman lâcha :
« Mes heures sont comptés. Je vais mourir, précisa-t-il doucement, car si ce ne sont pas les miens qui me tuent pour trahison ou désertion car je n’ai pas répondu présent il y a plusieurs heures à notre rassemblement, ce seront nos gardiens qui m’abattront pour n’importe quel motif.
De nouveaux des bruits de bottes martelèrent le sol et la petite ouverture sur leur tête s’ouvrit lentement. Deux soldats apparurent et firent signe à Abdoul d’approcher. Ce dernier leur tendit les bras et ils le firent monter. La trappe se referma, plongeant Barthélémy Kobozo dans une pénombre encore plus tenace. Désorienté et fatigué, il se laissa aller au sommeil.
« Réveillez-vous ! » Cette voix grave, gutturale semblait si lointaine, il ne savait si elle était réelle ou produite par sa propre imagination, mais la gifle qui en suivie lui fit reprendre conscience. Il était étendu dans un couloir de la prison, un militaire penché sur lui comme pour le secourir. Derrière lui, la fente dans le sol, lui fit comprendre qu’on l’avait sorti de l’orifice qui marquait l’entrée de sa cellule. Il se leva, étourdi par la lumière du jour qui l’aveuglait et se dirigea vers la sortie, suivi de près par les militaires.
« Qu’est-il arrivé à Abdoul, mon camarade de cellule ?
- Je ne vois pas de qui vous parlez ! Vous avez toujours été seul depuis votre arrivée et incarcération, lui répondit un soldat à la mine déconfite.
- Mais...commença-t-il
- Taisez-vous et rentrez chez vous ! » Le ton acerbe était assez convaincant.
Le journaliste traversa la grande cour qui marquait le passage obligé entre les cellules et la sortie et ce qu’il vit à l’angle du mur le glaça d’effroi ! Gisait au sol, son ami Abdoul, ensanglanté et nu. Plusieurs balles dans le corps indiquaient qu’il avait été violement tabassé puis fusillé. Une vague d’émotion inonda le journaliste en découvrant ce visage informe et sans vie qui avait été son ami d’infortune. Il ne put s’empêcher d’avoir un spasme de nausée. Abdoul n’était plus ! Il avait senti sa fin venir bien avant et s’était préparé à son funeste destin. Ce jeune homme venu du nord avait vécu des moments difficiles dans la vie. Il avait fait l'amer constat des vicissitudes. Lui qui ne rêvait qu’à donner aux siens une maison, avait pris les armes pour réclamer ses droits. Jamais encore avant, Barthélémy n’avait été aussi bouleversé par la simplicité et la sincérité des propos de quelqu’un. Il avait découvert en Abdoul un véritable frère. Alors qu’il quittait la prison, il se dit qu’il se souviendrait à jamais de cette si brève mais profonde discussion nocturne.