« Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié. »
Tu avais dit ça à l'hôpital. Tu avais encore la gueule cassée, un oeil fermé. Tu m'as reconnue, pourtant. On m'avait dit de rien te dire, que la mémoire te reviendrait si elle devait te revenir, qu'il fallait pas t'influencer. Tu m'avais dit: « Dis rien, on s'en souvient pas de toute façon ».
Ça faisait deux heures qu'ils nous tenaient la jambe, ils nous racontaient qu'ils étaient d'anciens paracommandos. Et toi tu frétillais. Tu frétillais parce que c'est comme ça que t'as été élevée, par ton beau-père qui te laissait le choix quand t'avais six ans, t'empoigne ma bite ou c'est moi qui t'empoigne. T'en rigolais depuis, de toi, tu disais: « Je suis une vraie salope ». Parfois, tu sortais même la langue en le disant. Tu le disais parce qu'avec tes seins énormes que t'avais jamais appris à couvrir et tes lèvres que tu pouvais pas t'empêcher de repulper, t'aurais pu dire n'importe quoi d'autre, les mecs te l'auraient rappelé avec l'air de ceux qui t'apprennent une nouveauté. Là au moins, t'étais maitresse de ton image. Moi j'avais arrêté de parler depuis longtemps, c'était toujours comme ça, tu perdais tes fringues et moi ma langue. T'avais dit que j'étais en couple, c'était faux et cette précision avait jamais servi à rien, mais l'intention était là. C'était toi qui payais à boire, tu commandais les verres par trois, deux pour toi, un pour moi. T'étais saoule du matin au soir mais toujours, tu me protégeais. Et moi jamais, je n'étais capable que de te ramasser quand tu m'appelais et qu'il était trop tard, je pouvais plus qu'essuyer les traces de tes excès. Tu disais les traumas on s'en fout, on les enfoui bien loin, on vivra pas assez vieilles pour les voir ressurgir de toute façon. T'avais peur de la mort, mais tu aimais avoir peur.
Je pensais que tu jouais avec mais j'aurais jamais cru qu'elle te sauterait au cou.
À un moment un des deux soi-disant paracommandos t'a attrapé le bras, je te regardais, tu souriais. J'ai eu un élan pour dire quelque chose mais comme je parlais plus depuis deux heures, ma voix était enrouée. Le mec m'a regardée il a dit: « Je tâte la marchandise. » Comme tu souriais encore, je faisais pareil. Puis tu as commencé à parler de ton ex. Ton ex le fou, juste un peu plus que ton ancien beau-père, juste un peu trop. Et quand tu parlais de ton ex c'était un signal que quelque chose n'allait pas, que t'avais perdu le contrôle de ce qui sortait de ta bouche. Tu l'avais classé dans la catégorie traumas enfouis, et t'étais censée l'avoir oublié.
Tu racontais en me regardant dans les yeux, et j'ai cru que c'était un signal d'alarme. Alors pour une fois, d'en avoir marre d'essuyer les traces sur ton corps, je me suis levée et je l'ai giflé.
J'aurais aimé que ça marche, qu'il s'excuse. J'aurais aimé avoir l'air un peu forte, un peu dangereuse.
Il a attrapé mon poignet en rigolant. Il t'avait lâchée mais était énervé. Et toi comme moi, on le connaissait bien ce regard de mec qui va tout faire pour prouver qu'il est plus fort, qu'il va pas se laisser faire par une fille. Qu'il est gentil, y a pas de problème, mais tu donnes le premier coup et c'est fini. Qu'il frappe pas les meufs non, sauf quand elles sont hystériques.
Toi t'as eu l'air surprise. Les gens qui ont pas grandi dans des immeubles hideux, ils disent carnassier.
Je l'ai appris récemment ce mot mais là, avec le recul, si t'étais encore là, je te décrirais son visage avec ce mot. Il avait des dents brunes, les unes sur les autres de ne pas avoir de place.
La suite tu m'as demandé de ne pas la raconter, alors je ne l'ai jamais fait.
Malgré tout, malgré ton abandon il y a cinq ans, je ne dirai rien. Mais je voulais t'écrire que non, rien ne s'oublie. Toi, tu as suivi tes engagements, mourir avant de se souvenir, et d'en pâtir. Mais tu m'as laissée dans cette promesse faite comme un serment, en me cédant ton héritage de cicatrices qui aujourd'hui, m'emprisonne dans ce non-lieu entre vie et mort. À la perte de sens tu as répondu à la perte de la vie, je n'ai pas cette force, je le cherche encore, ce sens, je le cherche dans ce que tu dis avoir oublié. Quand on sortait dans la rue, on avait toujours assez bu pour oublier ce qui s'en suivrait. À mon réveil, j'épiais mon compte en banque, pour tenter de savoir où nous étions allées, mes messages, mes nouvelles demandes sur Insta, des mecs vieux, la langue pendante derrière une icône floue. Je t'appelais, pour savoir si à toi, ces gueules gluantes et ces virements trop chers te disaient quelque chose. Évidemment que non. Pour nous aider, tu emportais toujours des Xanax, vestiges du médecin qui t'avait baisée en oubliant de te soigner et qui depuis, t'envoyait tes ordonnances par mail. Je ne saurais pas dire combien on en mangeait mais tu m'en proposais chaque fois que tu en prenais un et je ne refusais jamais. À mes tentatives de reconstruction du récit de nos nuits, tu disais, c'est pas l'alcool c'est le médoc, ça sert à rien d'essayer. Cette frustration de l'oubli est une des rares choses que tu n'as jamais partagée avec moi, je la haïssais cette sensation et pourtant, tes médocs, je les prenais. Je prenais tout de toi. Un jour tu m'avais dit de sucer à ta place le mec qui nous avait payé des coups toute la soirée, je ne m'étais même pas posé de questions, tu m'avais guidée dans les toilettes des garçons, parce que les hommes ont cette qualité que n'ont pas les femmes, tolérer les bruits de succion.
Il y a cinq ans, tu m'as appelée une heure après l'ingestion de tes Xanax. Pour la première fois, tu en as pris assez pour que ça fonctionne. Tu as juste dit, viens chez moi, je ne me sens pas bien, je ne sais pas pourquoi.