Destination Yvoire

Aurélien Detraz appuie sur les avirons pour augmenter sa vitesse. Son skiff fend l’eau du lac d’Annecy sans aucun effort apparent, tel une lame séparant en deux un miroir liquide. Ce petit matin, pas un souffle de vent pour troubler la surface de l’onde. Pas un bruit, sauf le chuintement des pelles d’aviron sur l’eau, un bruit liquide, régulier, qui meurt à l’arrière du skiff avant que le bruit suivant ne le rejoigne. Déjà le petit port de Veyrier-du-lac se rapproche, terme de cette course d’entrainement du matin. Aurélien ne ressent aucune fatigue dans les bras, et se dit qu’il pourrait ramer beaucoup plus longtemps sans risquer de claquage. Depuis trois ans, il s’entraine dur chaque hiver . Il a intégré un club nautique d’Aix les Bains, qui lui met à disposition tout le matériel et l’encadrement nécessaires. Kelvin, son entraineur, s’est pris d’amitié pour lui, lui dont le courage force le respect. Après une longue dépression, la vie a fini par reprendre le dessus, et il a remonté la pente, il s’est admis tel qu’il était devenu, et son entraineur et mentor l’y a considérablement aidé, le faisant progresser degré par degré, ce qu’il appelle les degrés Kelvin. Tout cela à cause de l’accident.
L’accident ! Aurélien en cauchemarde encore, quatre ans plus tard. Il roulait tranquillement sur la départementale 991 qui longe le lac du Bourget. Un 12 mars, un matin, très tôt. Il savait que l’abbaye de Hautecombe était posée sur sa droite, de l’autre côté du lac, mais le brouillard matinal, dont il traversait les nappes sans résistance, l’empêchait de l’apercevoir. Assise à son côté, sa femme Alizia somnolait, comme si des bouffées de brouillard s’étaient insinuées dans la voiture. Et soudain, face à lui, le véhicule tueur, tous feux éteints, le chauffard faucheur de vies, à commencer par la sienne. Un choc effroyable, un amas de tôles tordues, et eux coincés à l’intérieur. Aurélien, qui se sentait transpercé de partout, fixait sa femme, complètement immobile, qui le regardait de ses beaux yeux morts, la bouche ouverte, un filet de sang s’échappant de la commissure des lèvres.
Les pompiers avaient mis plusieurs heures à les désincarcérer, découpant lentement l’embrouillamini de tôles à la scie électrique. A l’hôpital de Chambéry, après être passé au bloc, en salle de réveil, puis en chambre bien isolée, Aurélien finit par apprendre l’horrible vérité : Alizia n’était plus de ce monde, elle avait été tuée sur le coup. Elle était enceinte de trois semaines, ce que son mari ignorait encore. Quant à lui, il ne remarcherait plus jamais. Sa vie avait volé en éclats, il passerait le reste de son existence en fauteuil, à se gaver d’images de télé pour tuer le temps, sans avoir les moyens d’abréger ses souffrances.

Après s’être honorablement comporté lors des championnats régionaux, il s’était senti prêt. Prêt à relever un grand défi : la traversée du lac en solitaire.
-Kelvin, je vais le faire ! Je me sens en pleine forme !
-Mais tu es fou ! Personne ne l’a jamais fait. Partir d’Yvoire pour rallier Rolle en Suisse, dix kilomètres au travers du lac Léman. Tu vas devoir traverser le courant du Rhône, tu n’y arriveras pas.
-Le courant passe sous la surface, je ne sentirais rien.
-Et les tsunamis, tu as pensé aux tsunamis ?
-Tsunamis ? Nous ne sommes pas au Japon, mais dans les Alpes !
-Je ne plaisante pas, Aurélien. Le Rhône, qui alimente le lac, y déverse des sédiments arrachés à la montagne, qui s’accumulent au fond du lac. Et parfois, ce cône de déjection s’écroule, créant une vague qui traverse tout le Léman et vient mourir à Genève. Ton skiff n’y résisterait pas.
Mais Aurélien avait haussé les épaules. Faisant fi de ce danger, au demeurant rarissime, il tenait à se mesurer avec lui-même, à relever ce défi hors du commun.

La mise à l’eau eut lieu à Rolle, après que Kelvin et un assistant l’eurent installé dans le frêle esquif. La surface du lac était parfaitement calme. Sans vent, pas le moindre frisottis, pas la plus petite vaguelette ne venaient troubler le miroir d’eau où le soleil matinal ne se reflétait pas, empêché de briller par une chape de nuages gris. Aurélien demanda à Kelvin et à sa petite équipe de partir faire le tour du lac pour aller l’attendre au petit port d’Yvoire. Selon les embouteillages à Genève, peut-être arriverait-il même avant eux. Mais le chrono n’était pas un critère aujourd’hui, aucune régate ne se trouvant au menu. Aurélien avait accepté d’emmener une balise GPS et un téléphone portable, au cas où.
Il ferma les yeux, et instantanément le regard fixe d’Alizia lui apparut. Alizia, son amour fracassé qui ne le quittait pas depuis des années. Alizia, dont le souvenir allait l’accompagner durant toute la traversée.
Il ajusta ses lunettes étanches, et appuya sur les avirons. Le skiff s’élança, ce qui parut au rameur d’une extraordinaire facilité. Il adopta un rythme régulier, pas trop rapide, un œil calé sur la balise GPS qui lui indiquait la route à suivre. Décidément, c’était trop facile. Il ne put s’empêcher d’accélérer l’enlevage en poussant sur la barre de pieds grâce à ses prothèses, pour se payer le luxe d’une pointe de vitesse. Mais après ce petit extra, il reprit un rythme plus mesuré, plus de huit kilomètres étaient encore à parcourir. Tout allait bien, il ne ressentait aucune fatigue, résultat d’un long entrainement.
Alors qu’il maintenait un bon rythme, il vit s’avancer vers lui un mur de coton, qu’il creva sans un bruit. Un brouillard ! Une nappe de brouillard qui l’enveloppait entièrement. Plus aucune visibilité. Heureusement la balise le guidait. Mais la sensation d’isolement total était désagréable, le silence ouateux l’inquiétait, il lui fallait sortir au plus vite de ce pot au noir, de ce nulle part sur l’eau. Il se sentait hors du monde, flottant dans un néant silencieux. Un silence assourdissant, comme celui qui enveloppe les alpinistes en haute montagne, là où plus aucun être vivant ne s’aventure. Les fines gouttelettes de la brume le glaçaient, et la buée sur ses lunettes lui fit les retirer.
C’est alors qu’il perçut le bruit, devant lui, sur sa gauche. Un halètement de moteurs, un gros bateau approchait. Le « Vevey », ou le « Savoie », ou le « La Suisse », qui sillonnaient le lac pour le bonheur des touristes, ou plus fréquemment les besoins des frontaliers. Leurs vraies-fausses roues à aubes battaient les flots, et chacun d’eux disposait d’un radar pour le guider. Donc « il » avait dû repérer le skiff, et d’ailleurs « il » allait le croiser sans risque d’abordage. En effet, il sentit le souffle chaud de la chaudière lui effleurer le visage, puis diminuer. Le navire l’avait croisé, sans le voir et sans dommage. Il allait reprendre sa marche en avant, alors que le bruit des hélices décroissait, lorsque la vague créée par le sillage du navire arriva, vigoureuse, haute, beaucoup trop haute. Elle prit l’esquif sur le flanc, et le retourna, tel une branche morte flottant sur les eaux.
Tout avait été très rapide. Aurélien lâcha les avirons pour se cramponner à sa coque de noix qui, en fibre de carbone, ne coulerait pas, mais ayant la tête sous l’eau, ses jambes mortes l’empêchaient de nager et de se repérer. Remontant à la surface, il vit son skiff s’éloigner. La terreur emplit ses poumons, avant que l’eau n’y pénètre. Il avait beau battre des bras et hurler, personne ne l’entendait dans cette brume qui étouffait les sons. Au terme d’une lutte qui lui parut interminable, à bout de forces, il abandonna, il se laissa couler, ses dernières bulles de vie englouties par l’eau. Il s’agitait encore par soubresauts alors que toute lumière s’éteignait, plus il s’enfonçait. Et, fermant les yeux, il vit ceux d’Alizia qui le fixaient amoureusement.
-J’arrive, ma chérie, je viens te rejoindre, plus jamais nous ne serons séparés.
Un grand brochet tourna deux fois autour de lui, et s’en désintéressa lorsqu’il toucha le fond.